La chambre maudite
Elle s’abandonna un instant à la fatalité, hallebrenée de fatigue et de tension nerveuse, s’appuya lourdement contre la pierre et ferma ses yeux irrités par la précision des travaux d’aiguille.
Parler de Benoît l’avait soulagée d’une certaine manière, sans doute parce que c’était la première fois que quelqu’un d’extérieur à son histoire l’entendait et la comprenait au point de réagir comme elle. Malgré cela, elle se rendait compte à quel point elle restait vulnérable. Remuer ces souvenirs avait éveillé en elle une double sensation de manque : celui de Benoît, qui demeurait vif alors que son visage curieusement se dissolvait, et celui de Loraline. Elle n’avait cessé de penser à elle après avoir repris son ouvrage, même si elle s’était très vite convaincue que c’était pour une seule raison : Loraline était la gardienne de sa vengeance.
Elle se promit d’envoyer un courrier à l’abbaye du Moutier. Il lui tardait d’apprendre la mort de Chazeron. L’idée qu’alors sa fille pourrait venir la rejoindre lui mit du baume au cœur, bien qu’il restât un obstacle de taille à ces possibles retrouvailles : officiellement, pour elle, Isabeau était morte. Loraline lui pardonnerait-elle jamais sa peine et cette mascarade ? Comment réagirait-elle lorsqu’elle découvrirait qu’elle n’avait été qu’un instrument entre les mains de sa mère ? Isabeau chassa cette pensée. Cela n’avait aucune importance au fond. Elle n’avait pas besoin de l’amour de sa fille, elle n’en avait pas à lui donner. Elle voulait seulement pour elle une meilleure vie qu’elle n’en avait eu.
Une main s’empara de la sienne, la forçant à tourner la tête et à rouvrir les yeux. Croquemitaine. Le nain lui sourit avec bonhomie et, l’espace d’un instant, une complicité évidente les unit en silence. Puis, comme à son habitude, Croquemitaine roula des yeux ronds sur son humour simiesque :
– Isa semblait perdue. Croquemitaine trouve toujours ce qui est perdu. Les gens comme les pièces. Par deux fois je t’ai trouvée, à la troisième tu m’appartiens, belle Isa !
Isabeau ne put s’empêcher de rire. Elle n’avait pas revu le roi des fous depuis son arrivée. Elle fut heureuse de constater que le nain ne l’avait pas oubliée. Elle répliqua avec un franc sourire :
– Je n’étais pas vraiment perdue cette fois, juste hallebrenée. Mais je suis ravie de te voir. Tu ne m’as pas laissé le temps de te remercier, l’autre jour.
Croquemitaine haussa les épaules avec dérision.
– A quoi bon ! Un service pour un autre, c’est la règle. Un jour toi aussi sans doute tu tendras la main à Croquemitaine. C’est ainsi que vont les choses, belle Isa.
Isabeau hocha la tête. Par moments une rafale de vent agglutinait les flocons sur leurs pelisses, y déposant une fine pellicule de cristaux. Le froid gagnait Isabeau à travers ses vêtements mouillés. Elle frissonna.
– Viens, lui dit Croquemitaine en l’entraînant.
Ils firent quelques pas le long du mur puis Croquemitaine s’arrêta devant une porte, si basse qu’Isabeau dut s’engrouer 1 pour la deviner. Le nain extirpa une grosse clé d’une besace suspendue à sa taille et la fit jouer dans la serrure. Isabeau découvrit alors un boyau qui s’enfonçait dans le sol d’une pièce étroite où un homme aurait à peine tenu allongé. Croquemitaine ne lui laissa pas le temps de s’interroger.
– Entre vite, ou mon secret sera dévoilé.
Isabeau descendit l’échelle de fer éclairée par une lanterne posée près de l’orifice du boyau et entendit Croquemitaine tourner la clé. L’instant d’après, ses petites jambes apparaissaient au-dessus de sa coiffe. Isabeau se retrouva au long d’un souterrain qui puait le moisi. Croquemitaine sauta le dernier échelon et balaya sa lanterne à ses côtés.
– Tu ne dois pas avoir peur, belle Isa, affirma-t-il en clignant un œil complice.
– Je n’ai pas peur, s’amusa Isabeau.
Elle eut envie de lui dire combien au contraire cette voûte humide et nauséabonde la rassurait.
1 S’accroupir
Elle avait passé si longtemps à arpenter les souterrains de Montguerlhe, seule ou en compagnie des loups, qu’elle s’y sentait plus à l’aise que dans les rues bondées de Paris. C’était la foule, son foisonnement, sa gouaille qui lui faisaient peur. Pas le silence, ni l’obscurité. Ni les rats qu’elle entendait
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