La chapelle du Diable
cloche. Visiblement, elle trouvait son compagnon
amusant tandis qu’il se penchait pour lui allumer une cigarette. Puis, main dans
la main, ils s’engouffrèrent dans un grand magasin, The JF Nichol Co., qui
vendait des vêtements pour femmes mais n’avait rien de commun avec La belle du
lac. Tout à côté, sur le mur de brique, une immense pancarte publicitaire
montrait un homme jeune et bien mis en train de boire une bouteille de
Coca-Cola. François-Xavier se secoua et embarqua de justesse dans le char
électrique. Le tramway semblait renâcler devant le surplus de poids de ce
nouveau passager et peinait à reprendre de la vitesse, grinçant d’effort sur ses
rails. Ils ne furent pas longs à emprunter la rue où voilà à peine quelques
mois, par un froidsibérien, il avait été témoin d’une longue
file de chômeurs la tête enfouie dans les épaules, attendant leur tour d’entrer
au bureau du secours direct pour se faire remettre la charité gouvernementale.
Il s’était imaginé dans ce long serpent d’hommes, il avait ressenti leur honte,
leur désespoir... Un de ces désemparés inconnus avait relevé un instant la tête
et avait croisé le regard curieux de François-Xavier. Il était facile de
traduire la muette supplique : pourquoi moi et pas toi ? François-Xavier s’était
senti minable avec son beau manteau chaud, sa paire de gants neufs reçue à Noël,
son argent dans son portefeuille, celui qu’il irait dépenser à sortir, à manger
dans les restaurants, celui qu’il gagnait sans fierté, sans sueur, sans
mérite... et qui le rendait si mal à l’aise, même encore aujourd’hui. Il vérifia
à quelle hauteur le tramway était arrivé et se dit qu’il approchait de sa
destination. Il vérifia l’heure. Il serait un peu en retard mais Henry ne lui en
tiendrait pas rigueur. Henry ne perdait jamais patience, lui. Henry était
parfait…
Le long silence de Julianna intrigua Léonie. Elle sortit de son demi-sommeil et
jeta un œil sur sa filleule et comprit la raison du mutisme de sa nièce.
Julianna était plongée dans un livre. Elle aurait dû s’en douter, c’était bien
la seule chose qui la tenait tranquille, et ce, depuis qu’elle était toute
petite. Il faut dire que Léonie l’avait poussée avec joie dans le monde de la
littérature. Elle revoyait encore la mine réjouie de sa filleule lorsque
celle-ci avait reçu son premier livre. À la librairie, Léonie avait hésité
longtemps avant de porter son choix sur un gros album cartonné intitulé Voyez
comme on danse . Joliment illustré, le livre comportait les paroles et
les harmonies de comptines et de chansons enfantines. Léonie eut une bouffée de
tendresse envers sa fille adoptive. Elle avait au moins réussi à lui offrir une
belle enfance... Julianna ne s’en rendait probablement pas compte, mais rares
étaient les femmes qui, petites, avaient joué avec des poupées deporcelaine, revêtu de jolies robes, suivi des cours de musique, et passé leurs
journées dans l’insouciance. Cela avait certainement gâté un peu le caractère de
sa filleule et ne l’avait pas préparée à être une bonne épouse, mais Léonie lui
avait aussi inculqué de belles valeurs comme la générosité et le fait d’avoir le
cœur à la bonne place. Cela devait compenser...
— Bon, c’est quoi cette fois-ci que t’es en train de lire ?
— Chut !
— Julianna, voyons, c’est impoli.
— Attendez marraine, je suis dans un passage si beau...
Julianna termina sa page et releva les yeux. Léonie vit que ceux-ci étaient
emplis de larmes.
— Oh Julianna, toi pis tes bêtises ! Allez, mouche-toi, dit-elle en lui tendant
son propre mouchoir. Je suppose que t’en as pas mis dans ton sac à main ?
— J’ai encore oublié.
Julianna se moucha bruyamment.
— Le vendeur à la librairie Beauchemin m’a dit que c’était une nouveauté,
reprit-elle. C’est une belle grande histoire.
— Alors, c’est quoi le titre ?
— Un homme et son péché .
Julianna rangea le livre précautionneusement dans le sac de voyage qu’elle
avait gardé à ses pieds, puis se détourna vers la fenêtre et regarda les champs
défiler devant elle. La lecture était aussi vitale pour elle que la musique et
elle ne pouvait se passer ni de l’un ni de l’autre. La musique berce l’âme ; les
livres la libèrent... Sa marraine changea
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