La Chute Des Géants: Le Siècle
président.
Tandis que les télégrammes
diplomatiques continuaient à se croiser au-dessus de l’Atlantique, Wilson
partit pour sa résidence d’été du New Hampshire. Gus se rendit à Buffalo, chez
ses parents, qui possédaient un hôtel particulier sur Delaware Avenue. Son père
disposait également d’une résidence à Washington, mais Gus avait son propre
appartement dans la capitale. À Buffalo, il retrouvait avec plaiSir le
confort d’une maison parfaitement tenue grâce à sa mère : le bouquet de
roses fraîches dans le vase en argent sur sa table de nuit, les petits pains
chauds au petit déjeuner, la nappe blanche amidonnée, changée à chaque repas,
la discrétion avec laquelle ses costumes disparaissaient de son armoire pour y
revenir, brossés et repassés, sans qu’il ait seulement remarqué leur absence.
Le décor se distinguait par une
simplicité affichée, une réaction de sa mère au style surchargé qui avait été à
la mode du temps de ses parents. Elle affectionnait les meubles Biedermeier, un
style allemand fonctionnel qui connaissait un regain de faveur. Dans la salle à
manger, chacun des quatre murs s’ornait d’un tableau de prix et, sur la table,
ne trônait qu’un unique chandelier à trois branches. Le premier jour, au cours
du déjeuner, sa mère lui lança : « J’imagine que tu as l’intention de
retourner dans les bas-fonds assister à quelques combats ?
— Je ne vois pas ce que la
boxe a de répréhensible », répondit Gus. C’était sa grande passion. Il s’y
était même frotté autrefois, avec l’imprudence de ses dix-huit ans, et la
longueur de ses bras lui avait assuré une ou deux victoires. Mais il lui
manquait l’instinct du tueur.
« C’est tellement canaille ! laissa-t-elle tomber avec mépris, usant d’une expression
snob rapportée d’un voyage en Europe.
— Ça me fera du bien d’oublier
un peu la politique internationale, si j’y parviens.
— Cet après-midi, à l’Albright,
on donne une conférence sur le Titien accompagnée de projections à la lanterne
magique. »
Depuis l’enfance, Gus avait été
entouré de peintures de la Renaissance ; s’il aimait beaucoup les portraits
du Titien, il n’avait pas très envie d’aller écouter une conférence. Toutefois,
c’était précisément le genre d’événement qui pouvait attirer les jeunes gens et
les jeunes filles de la bonne société ; ce serait une excellente occasion
de renouer d’anciennes amitiés.
L’Albright était l’une des
institutions culturelles les plus importantes de Buffalo. Bâtiment blanc de
style classique, il se dressait dans le parc du Delaware, à une courte distance
en voiture de chez Gus. Il pénétra dans la grande salle à colonnades et prit un
siège. Comme il s’y attendait, il reconnut plusieurs personnes. Il était placé
à côté d’une jeune fille remarquablement jolie, qu’il lui semblait avoir déjà
rencontrée. Il lui adressa un vague sourire.
« Vous ne savez plus qui je
suis, n’est-ce pas, monsieur Dewar ? » fit-elle avec vivacité.
Il se sentait idiot. « Ah… j’ai
été absent pendant un certain temps.
— Olga Vialov. » Elle
lui tendit une main gantée de blanc.
« Bien sûr », s’exclama-t-il.
Son père était un immigré russe qui avait commencé sa carrière comme videur
dans un bar de Canal Street et possédait maintenant toute la rue. Membre du
conseil municipal, c’était aussi un des piliers de l’église orthodoxe russe.
Gus avait effectivement rencontré Olga plusieurs fois, mais ne se souvenait pas
qu’elle ait été aussi ravissante. Elle avait dû s’épanouir d’un coup, se
dit-il. Elle devait avoir dans les vingt ans à présent. Sa jaquette rose à col
montant et son chapeau cloche piqué de fleurs en soie rose faisaient ressortir
la pâleur de son teint et le bleu de ses yeux.
« J’ai entendu dire que vous
travailliez pour le président. Que pensez-vous de Mr Wilson ?
— Je l’admire profondément,
répondit Gus. C’est un homme qui sait être pragmatique en politique sans
renoncer pour autant à ses idéaux.
— Ce doit être tellement
passionnant d’être au cœur du pouvoir !
— C’est passionnant en effet
mais, curieusement, on n’a pas l’impression de se trouver au centre du pouvoir.
En démocratie, le président se soumet à la volonté des électeurs.
— Oh, j’ai du mal à croire
qu’il fasse exactement ce que veut l’opinion
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