La complainte de l'ange noir
jamais vue. Il se remit péniblement debout et s’avança en chancelant vers le sentier menant au sommet de la falaise. Les vagues déferlantes le talonnaient. Impossible de courir vite : il avait les jambes lourdes et une migraine lancinante. Il eut un haut-le-coeur et s’étouffa, trébucha, tomba. Des paquets de mer le recouvrirent et leur étreinte glacée apaisa sa panique.
Il s’efforça de sauver sa peau. Se rappelant les récits des villageois, il sut que son assaillant avait voulu le faire passer pour une nouvelle victime des eaux perfides. Il continua sa course vacillante. Les rouleaux s’élançaient sur la grève, de tous les côtés. Il ne respirait qu’à petits coups et le sentier ne semblait pas s’être rapproché. Sa cape était gorgée d’eau. Il l’ôta, l’enroula sur le bras et reprit la fuite. Mais la mer gagnait la course : il lui fallait, parfois, avancer avec de l’eau jusqu’aux cuisses. Le sentier paraissait être au diable vauvert. Soudain il entendit un cheval galoper et quelqu’un crier son nom. Ranulf surgit, lui hurlant quelque chose du haut de sa bête. Il essaya de monter en croupe, mais une vague le déséquilibra. Ranulf se pencha et le hissa en travers de sa selle. Le pommeau lui sciait la poitrine et le ventre. Puis Ranulf fila comme le vent, droit vers le sentier conduisant au sommet de la falaise. Lorsqu’ils y arrivèrent, Ranulf mit pied à terre et réinstalla son maître en selle. Puis, avec force jurons, il escalada le sentier en menant son cheval par la bride. Bien qu’il glissât fréquemment, il ne s’arrêta qu’une fois parvenu en haut, parmi les ajoncs giflés par le vent. Il lâcha alors la bride et s’écroula dans l’herbe. Corbett se pencha par-dessus l’encolure de la bête et vomit. Sans un mot, Ranulf se releva et, les rênes autour du poignet, regagna le manoir à pas lourds.
Gurney, flanqué de Selditch, parlait à ses gardes dans la cour. Un seul coup d’oeil à la silhouette trempée de Corbett et à la mine furieuse de Ranulf leur suffit pour accourir.
— Que s’est-il passé ?
— On a tenté de tuer mon maître ! répondit Ranulf d’un ton acerbe en toisant Gurney. On l’a assommé avant de l’abandonner sur la grève comme une méchante épave pour que la prochaine marée l’emporte. Et qu’auriez-vous écrit au roi, hein, Sir Simon ? Que c’était un malheureux accident ?
Malgré son passé d’homme de guerre, Gurney pâlit et recula devant la rage qu’exprimaient les yeux pers de Ranulf. Selditch voulut aider Corbett à mettre pied à terre.
— Du vent ! gronda Ranulf.
Il regarda les gens assemblés dans la cour.
— Écoutez tous et ouvrez bien grandes vos oreilles ! Et vous pouvez le répéter à la taverne. Si mon maître meurt, moi, Ranulf-atte-Newgate, je reviendrai !
Sa voix se fit presque murmure :
— Je reviendrai ! Avec un mandat royal et toutes les troupes que je pourrai lever ! Et croyez-moi, on se souviendra de ma visite longtemps après notre mort à tous !
Puis il aida Corbett à descendre de cheval et, mettant le bras de son maître autour de ses épaules, il le traîna jusqu’à leur appartement et l’étendit doucement sur le lit. Lady Alice leur apporta du clairet rouge sang, fortement épicé. Elle eut un pâle sourire lorsque Ranulf la pria d’en boire une gorgée. Lui-même goûta le vin ensuite, et referma la porte au nez de la dame. Puis il força Corbett à en avaler un peu et, profitant de son sommeil, il le déshabilla et le lava avant de l’allonger entre les draps et de le recouvrir des couvertures. Il descendit ensuite aux cuisines après avoir verrouillé la porte. Il ordonna aux marmitons de chauffer de petites briques pour les placer dans la couche de Corbett. Il demanda aussi que l’on prépare du potage de poulet, entre autres plats revigorants.
Le reste de la journée et une grande partie de la nuit, il veilla sur son maître. Il lui donnait à manger quand il se réveillait et pansait sa vilaine blessure au crâne lorsqu’il s’assoupissait. Enfin, Ranulf fut rasséréné : le magistrat avait été assommé et gravement contusionné, mais d’avoir été abandonné sur la grève et d’avoir dû courir, la mort aux trousses, pour échapper à la marée montante avait surtout blessé son esprit. Corbett se réveilla au matin, pâle, mais reposé.
— Je ne suis pas mort, Ranulf !
Le serviteur esquissa une grimace :
— Pas question que
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