La couronne et la tiare
Kent ?… Je la connais, vous ai-je dit. C’est une femme merveilleuse…
La fureur lui troublait l’esprit. Comment l’apaiser ? Ce regard de défi, le baron de Gratot avait dû l’avoir quand il maniait farouchement l’épée.
– Je n’ai rien suggéré, messire. Vivre, c’est regarder le présent et supputer l’avenir. Le passé reste le passé : on n’en peut extraire que de la vase !
Il y avait quelque chose d’infect, de nidoreux dans l’air qu’ils respiraient, sans que les exhalaisons de l’écurie en fussent cause. Tristan se sentit las, incapable de prolonger ces passes d’armes à la suite desquelles il n’y aurait ni vainqueur ni vaincu. Sa tristesse de perdre Luciane et d’être méjugé atteignait son pinacle. Ses mains crispées sur le mordant 89 et la boucle de sa ceinture tremblaient avec une violence invincible. Allons, il fallait bien qu’il allât jusqu’au bout !
– Messire Ogier, dit-il, soyez-en assuré : je n’ai pas enfourché votre fille.
– Oh ! s’indigna Luciane.
– Vous la voulez, je crois, conserver pour vous seul.
– C’est faux, n’est-ce pas ?
Luciane, éplorée, interrogeait son père. Il ne lui répondit pas.
– Mais vous mourrez un jour, continua Tristan. C’est la loi de Dieu. Votre enfant sera seule. Vieille peut-être. Immariable !… Les manants de Coutances n’en voudront même pas !
C’était une énormité, mais il fallait secouer ce vieux seigneur taciturne. Oubliant toute dignité, Ogier d’Argouges leva la main pour frapper. Prompte et indignée, Luciane l’abaissa. D’ailleurs Tristan savait tenir dans son regard et dans toute sa contenance une telle conscience de son droit que son accusateur baissa la tête ; puis, la relevant, l’œil vif :
– Outrageux que vous êtes ! Vous aviez pensé abuser de ma confiance !
– Vous ne m’en avez montré aucune.
– Je vous aurais accepté pour gendre si je ne vous avais pas senti des attaches obscures. En m’outrageant ainsi vous outragez ma fille.
– Je l’eusse outragée en la besognant puis en vous la laissant peut-être grosse et désespérée. Or, je l’aime et vous l’abandonne.
Ogier d’Argouges porta ses mains à sa tête comme si elle menaçait d’éclater. Il n’avait jamais connu, sans doute, cette logique, cette résistance aux coups qu’il assenait.
– Nous nous sommes tout dit.
– Il me semble.
Luciane sans nul doute approuvait son père. Tristan dut ciller des paupières pour éviter de sonder ces yeux où il devinait, proche d’une fureur glacée, une hébétude sans fond.
Thierry s’approchait, inquiet. Venaient ensuite Raymond et Guillemette. Tiercelet et Paindorge semblaient avoir compris : un pas lent, calculé, les rapprochait du seuil de l’écurie.
– Luciane… Que me reprochez-vous ?
– Ce que Père vous reproche. Ce silence qui était comme un mensonge…
– J’attendais… Je vous aurais tout raconté, mais eussiez-vous compris ?
– Non, dit Ogier d’Argouges.
– Je voulais vous épargner des… méditations inutiles.
Brusquement le seigneur de Gratot s’en alla. Il semblait chanceler un peu. Il repoussa de la main Guillemette qui s’empressait auprès de lui et Tristan entendit une volée de jurons d’un grand caractère, tels qu’on n’eût osé les attribuer à cette bouche respectable.
– Il est fou de rage ! dit Luciane avec reproche. A Dieu, Tristan !
Et elle courut rejoindre son père.
III
L’après-midi même de son retour à Paris, Tristan se rendit au Louvre où, en raison de l’été sans doute, les travaux semblaient s’être alentis. Il y trouva un dauphin maussade et agité parmi des gens de Cour incommodés par la chaleur. Leurs faces moites et attentives se désinfatuèrent après que le prince Charles eut dit : Messires et gentilfames, il faudra désormais nous montrer aconomes (323) .
Sacquenville était là. Sans doute représentait-il Boucicaut absent.
– Que se passe-t-il, messire ?… Toute cette belle gent me paraît en deuil…
– Tiens, vous voilà, Castelreng.
Bien qu’il n’eût point entendu de déjà , Tristan craignit des questions désagréables, or, la curiosité n’était pas le fait de Sacquenville.
– Ce qui se passe, chuchota le chevalier normand, je m’en vais vous l’apprendre… Saluons monseigneur et partons.
Tristan salua le prince Charles qui le retint un moment :
– J’aime que vous soyez
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