La danse du loup
pour exterminer les chrétiens plus sûrement que leurs cimeterres. Quoiqu’il en fût, frère Joseph de Jérusalem acquit les fioles.
Le père d’Aigrefeuille, en bon inquisiteur qu’il était, surprit le chevalier de Montfort en lui posant, de la façon la plus abrupte et la plus inattendue, une question qui sembla le contrarier :
« Étiez-vous au courant de l’existence de ces fioles, messire… Foulques ?
— Euh,… non. Non, pas vraiment, mon père.
— C’est curieux. J’étais persuadé du contraire. Leur existence ne serait-elle donc pas mentionnée dans le document qui est en votre possession ?
— Euh, je n’en ai plus souvenance.
— Ah ! Vous n’en avez plus souvenance ! Très bien. Dans ce cas, j’aurai plaisir à vous entendre en confession, messire chevalier. Un peu plus tard… »
Il ne fallait point jouer avec le père d’Aigrefeuille. Il était bien informé et il pouvait se révéler très dangereux. Le chevalier l’avait déjà appris à ses dépens.
Il poursuivit cependant son récit, non sans avoir posé sur le chevalier un regard lourd de sous-entendus.
Selon la légende, Joseph aurait négocié le prix des fioles qu’il souhaitait acquérir, selon la tradition levantine. Des quatre-vingt-dix mil besants d’or que réclamait le marchand qui les lui proposait, il aurait répondu que l’eau et le sang du Christ valaient bien quelques milliers de besants, mais qu’il n’en baillerait pas plus de sept fois sept le mil. Il acquit ainsi les fioles pour le prix tout de même fantastique de quarante-neuf mil besants d’or ! Qu’il aurait réglé incontinent !
Pour frère Joseph, ni l’argent ni le contenu des fioles ne comptaient vraiment. Seule sa foi lui dictait sa conduite. D’un côté, il était devenu immensément riche avant son entrée dans l’Ordre de chevalerie, d’un autre côté, il pressentait que la foi pouvait déplacer des montagnes et que seuls, l’usage qui serait fait de ces potions, la main de celui qui les administrerait et le cœur de celui qui les recevrait en témoigneraient un jour.
Le seigneur de Tyr, Philippe, Comte de Montfort avait, on s’en souvient, pris parti pour les Génois. De ce fait, il restait sur ses gardes vis-à-vis des chrétiens d’Acre où, depuis la guerre de Saint-Sabas, les Génois avaient été exclus par le parti marchand vénitien.
Le roi Hugues de Chypre, troisième du nom, soutenait ces derniers. Il eut la sagesse de proposer une réconciliation entre les partis adverses dont dépendait, en réalité, le sort du royaume de Jérusalem ou de ce qu’il en restait.
Il donna pour épouse à Jehan de Montfort, fils du comte Philippe, sa propre sœur, Marguerite d’Antioche. Elle aurait été, à en croire un chevalier de l’Ordre du Temple qui fut leur page, auteur des Gestes des Chyprois , d’une beauté éblouissante, très bonne et sage dame, généreuse en aumônes.
Leur mariage fut concélébré par le patriarche d’Antioche et par frère Joseph Jérusalem de l’Hôpital, avec grand éclat, en la cathédrale Sainte-Sophie de Nicosie, à Chypre. La semaine suivante, le roi les aurait accompagnés en personne jusqu’au port de Famagouste où ils prirent la mer en direction de Tyr.
Pendant ce temps, Baïbars, nouveau sultan de Babylone, chef des Mameluks et vainqueur du roi Louis plusieurs années auparavant à Mansourah, reconnaissait, en Philippe de Montfort le tout puissant seigneur de Tyr, un homme sage, donc dangereux. Le seul chevalier capable de s’opposer à son ambition de conquête et de défendre ce qui restait du royaume franc après le départ du roi Louis et l’arrivée des grands désordres qui régnaient à nouveau sur le territoire. Près de vingt ans s’étaient écoulés depuis le retour du roi en terre de France.
Aucune entente ne pouvait être menée à bonne fin entre les chevaliers chrétiens et les marchands aux intérêts trop souvent opposés, sans l’autorité du comte Philippe de Montfort.
Lorsque le sultan apprit qu’il multipliait l’envoi de chevaucheurs porteurs de lettres de suppliques aux rois et grands seigneurs d’Occident pour les convaincre de venir au-delà des mers, il décida de le faire assassiner.
À dix-sept jours des calendes de septembre, le 15 août de l’an 1270, le comte de Montfort reçut le frère Joseph. Ce dernier lui fit part de son intention de se rendre, par mer, à Thunes. Il venait
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