La danse du loup
à la différence de celle des chevaliers hospitaliers. Ses derniers défenseurs, des vieillards, des blessés, des malades se battirent jusqu’à la mort avec la rage du désespoir. Pour permettre au plus grand nombre de survivants d’embarquer à bord des navires qui devaient les conduire à Chypre.
Plus de dix mil personnes y avaient trouvé refuge. Ils firent venir tout ce qui pouvait naviguer, nefs et navires à voile ou à rames, galères et tarides. Par les tours qui donnaient sur le port, ils firent embarquer la plupart des fugitifs.
Lorsque les navires s’éloignèrent au large, Pierre de Sevry, maréchal du Temple et ses derniers chevaliers, écuyers et sergents, saluèrent d’une grande clameur de joie ceux qu’ils avaient réussi à soustraire au massacre sanguinaire des Mameluks. Ils réussirent à repousser les assaillants encore dix jours durant !
Lorsque le sultan Al-Ashraf ordonna un ultime assaut, les
étançons qui supportaient la galerie de mine que les assaillants avaient creusée sous la tour principale se brisèrent.
Sapée à sa base, la tour s’effondra dans un bruit d’enfer sur ses derniers défenseurs templiers. En ensevelissant aussi sous ses décombres les trois mil Sarrasins qui étaient montés à l’assaut.
Funérailles grandioses pour les derniers chevaliers de Saint-Jean-d’Acre ! La ville n’était qu’un gigantesque cimetière dont le sol était jonché de milliers et de milliers de morts.
Au cours des trois mois qui suivirent, Tyr, Château-Pélerin, Tortose tombèrent comme châteaux de sable submergés par un terrible raz-de-marée.
Les archives de l’Ordre hospitalier étaient conservées en leur commanderie de Tyr. La nef qui les transportait fit naufrage. Une partie fut sauvée et acheminée vers Chypre. De précieux parchemins flottaient sur l’eau. De lourds codex plongèrent à pic. Personne ne se souciait en vérité, dans cette débâcle générale, de quelques rouleaux de parchemin. Quand “sauve qui peut”, rares sont ceux qui se soucient d’autre chose que de leur vie. Sauf une personne. Un moine dominicain… Parmi les rouleaux qu’il réussit à sauver du naufrage, il y avait un document signé par un certain Joseph Al-Hâkim et un certain comte Philippe de Montfort.
Si ce document était retombé entre les mains de l’Ordre de l’Hôpital, il est certain que personne n’en aurait jamais plus entendu parler : comme dans tous les ordres militaires, les trésoriers veillaient jalousement sur leur cercle de famille. Charité bien ordonnée ne commence-t-elle pas par soi-même ?
Moi, Bertrand Brachet, je me dis que le cercle de famille allait s’élargir. À la condition toutefois de l’élargir avant le jour de l’Assomption. Dans guère plus de six mois.
Il avait tout de même fallu près d’un demi-siècle d’enquêtes menées conjointement en terres d’Orient et d’Occident pour permettre aux enquêteurs de la chancellerie pontificale, désormais installée en Avignon, de récupérer ce document parmi d’autres trésors tous aussi inestimables. Des trésors d’archives.
Le royaume franc de Jérusalem était rayé, ses châteaux fortement humiliés, ses villes rasées, ses chrétiens égorgés ou conduits en esclavage. Le souffle des chevaliers en Terre sainte avait éteint la flamme sacrée qu’ils avaient allumée deux siècles plus tôt.
Mort aussi, Joseph Jérusalem de l’Hôpital. Il avait tenté de protéger ses enfants et sa belle-famille qui avaient trouvé refuge dans la salle capitulaire de l’Ordre des chevaliers hospitaliers à Saint-Jean-d’Acre. La légende dit que son corps aurait été transpercé par sept lances. Il n’y eut aucun survivant. La famille de frère Joseph de Jérusalem était éteinte à jamais. L’affaire était close. Enfin, presque.
Parvenu au terme de son récit, le père d’Aigrefeuille bénit naturellement le souper que trois mousses nous avaient apporté :
“Seigneur, bénissez ce repas, ceux qui l’ont préparé, ceux qui le prennent et tous vos enfants qui, par le sacrifice suprême qu’ils firent, nous permettront de donner demain du pain et du vin aux plus miséreux. Donnez-leur le repos éternel. Pardonnez à nos amis et à nos ennemis les crimes qu’ils ont commis. Amen.”
« Maintenant, nous pouvons nous remettre de toutes ces émotions », trancha-t-il en servant de généreuses rasades de vin à chacun de nous que le chevalier de
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