La danse du loup
grave.
Notre aumônier des pauvres avait croisé les mains sur sa robe, sur son ventre devenu plus plat qu’une limande. Il scrutait nos réactions avec la plus grande attention. Nous lûmes, Foulques et moi, le document qui était rédigé en latin. Avec une attention toute religieuse.
En résumé, il y était stipulé que le porteur de la présente renonçait de façon irrévocable à contester le fond ou la forme de la présente minute et s’engageait à partager de façon équitable les biens qui faisaient l’objet du décompte, soit environ quatre-vingt mil besants d’or, dans l’ordre ci-dessous :
I. Le dixième à ceux qui en avaient assuré la garde, pour les dédommager de leur conservation en bon père de famille ;
II. Une moitié de la somme encore disponible à l’Aumônerie générale de la Pignotte, pour le service des pauvres, des miséreux et des malades pris en charge par icelle ;
III. Sur le solde, la moitié reviendrait au baron de Beynac pour le “remercier” des avances qu’il avait consenties à l’intéressé pour lui permettre de financer son entreprise outremer.
En lisant cet article, le chevalier faillit s’étrangler en déglutissant sa propre salive. Il s’écria :
« Ce document est une contre-lettre inacceptable ! Il n’existe point détournement aussi félon ! Je suis certes redevable envers le baron de Beynac des débours qu’il a baillé par avance pour m’aider à entreprendre ce voyage, mais de là à partager… à partager quelque chose qui n’existe probablement plus ou que des esprits graveleux et dispendieux auront dilapidé en d’autres temps, il ne saurait en être question ! Je refuse tout à plat ! »
Le chevalier s’était levé, en grande colère. Un tempérament sanguin, peut-être. Le père Louis-Jean lui susurra d’une voix calme où sourdait toutefois une menace à peine voilée :
« Messire Foulques, restez séant et prenez la peine d’en lire la suite plus avant. Et de faire quelque arithmétique : cette contre-lettre, comme vous le dites fort bien, vous rapporte plus que vous n’en espériez.
« Près de dix-huit mil livres tournois, alors que vous n’en attendiez que quinze mil au mieux, une fois que vous vous seriez acquitté de votre dette de cinq mil livres tournois, si je ne m’abuse, envers votre suzerain, le baron de Beynac… »
On reconnaissait bien là l’aumônier ; il connaissait son dossier, il prêchait la charité mais disposait des prébendes et des oboles. Moi, j’avais déjà lu la suite et je sentais que, quelque part, le chevalier ne tarderait pas à se soumettre à l’autorité pontificale.
Il se verrait bailler une somme de trente-six mil livres tournois (il me sembla que les yeux du chevalier sortirent de leurs orbites lorsqu’il lut cette phrase ; ses pupilles durent cependant se rétrécir l’instant suivant), à charge pour le bénéficiaire de tenir les engagements susmentionnés sous peine de comparution devant les auditeurs de la Rote.
Contrairement à ce que je pensais, le chevalier ne s’avoua pas vaincu pour autant :
« Admettons, père d’Aigrefeuille, mais…
— Appelez-moi Louis-Jean.
— Mon père, tout cela est fort beau. En admettant que j’accepte d’honorer ce document et porte mon sceau sur ce parchemin, il n’y est point fait mention du lieu où je pourrais rentrer en possession de ces biens. Au fond, je vais vous dire ce que je pense : tout cela n’est que batellerie ! »
Le chevalier s’emporta à nouveau et balaya le parchemin d’un violent revers de la main. Il chut au sol et les galets qui le maintenaient à plat furent projetés à dix pas. L’un d’eux ricocha sur l’épontille fixée à la cloison. Il heurta une demi-dame-jeanne d’eau-de-vie. Si elle s’était brisée, son contenu se serait répandu sur le sol en exhalant de doux effluves de prune. Par un fait du hasard, la nef prit soudain une gîte considérable.
Je me levai en titubant pour ramasser le parchemin et les galets, lorsque l’aumônier général trancha d’une voix douce que démentait son regard acéré :
« Messire de Montfort, veuillez saisir ce parchemin là où votre humeur l’a laissé choir ! »
Après un instant d’hésitation, sous la pression du regard glacial que posait sur lui le père dominicain, le chevalier obtempéra, se leva, tituba à son tour et remit la contre-lettre sur la table, sans les galets.
Le parchemin reprit sa position
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