La Dernière Bagnarde
nuages, un Dieu,
comme le croyaient les sœurs ? Et s'il existait là-haut,
alors à quoi servait-il ? Et surtout, à qui ?
14
— Ça
y est, cette fois on y est.
Sœur
Agnès conduisait seule les détenues, déterminée
à oublier la très mauvaise impression de la veille.
Louis Dimez leur avait trouvé un lieu où dormir et la
mère Supérieure l'avait accompagné, à sa
d e mande,
dans le bureau du directeur pour se présenter. Il devait bien
prendre con s cience
qu'elles étaient là. Les deux sœurs qui étaient
déjà sur place s'activaient du mieux qu'elles
pouvaient, préparant les trou s seaux
qu'il avait fallu d é barquer
et trier pendant une bonne partie de la nuit. Ce matin le ciel était
clair, et l'esprit de sœur Agnès aussi. Son père
lui avait appris qu'il ne fallait jamais s'attarder sur les mauvaises
choses, et avancer. Toujours. Elle appliquait à la lettre les
prescriptions familiales. Louise aussi avait retrouvé le
so u rire.
— Tu
te souviens de ces belles maisons le long des rives, et de ces fleurs
rouges, et de ces arbres superbes, tu te souviens, hein, Marie ? Tu
te so u viens
?
Marie
se souvenait surtout de l'arrivée catastrophique de la veille.
La boue avait séché, le soleil brillait, mais elle ne po u vait
pas ignorer ce qui les entourait, ces hommes errants, maigres et
affreux, qu'elles avaient croisés sur le chemin, et ces
hangars de tôle et de bois épais le long de cette rue
poussiéreuse. Hier, dans la pagaille, elle ne s'était
rendu compte de rien, elle n'avait rien pu voir. Mais aujourd'hui...
C'était donc ça, la Guyane ? C'était donc ça,
Saint-Laurent-du-Maroni ? Où était la ville ? Et ces
hommes en p y jama,
qui étaient-ils ?
— Ce
sont des bagnards.
— Des
bagnards ?
Marie
n'en croyait pas ses oreilles. On les avait conduites dans un local
pour leur distribuer un trousseau et, tout en pr e nant
celui que la sœur lui remettait, elle essayait de co m prendre
:
— Mais...
fit-elle, ils ne sont pas enfermés ?
— Pas
ceux-là, précisa encore la sœur. Ils ont purgé
leur peine et sont libres. Mais ils n'ont pas les moyens de payer le
billet de retour. Alors ils restent là.
— Mais
pourquoi ils ne peuvent...
— Ne
commencez pas à poser des questions, la rabroua la sœur,
énervée. On est au trente-sixième dessous avec
votre a r rivée.
Alors occupez-vous de signer mon registre et de vérifier si le
compte du trous seau
y est. Allez, on récap i tule
:
3
chemises de coton
4 mouchoirs
de poche
1 camisole
de flanelle blanche
1 jupon
de laine molleton
2
jupons en coton calicot 2 fichus
carrés en indienne 2 pointes
f i chus
2
tablier coton 1
chapeau de paille
3
paires de bas coton
cachou
2 paires
de souliers lacés
1 peigne
chignon en
corne
1 démêloir
Tout en citant
le nom des pièces qu'elle donnait à Marie,
sœur Odile cochait chaque case et remplissait rigoureusement sa fiche.
Marie r e garda
les chemises et le jupon.
Les tissus étaient raides et les vêt e ments
taillés grossièrement. On était bien loin du
gracieux chemisier de Bordeaux.
Mais on lui donnait des v ê tements, des chapeaux et de quoi
se chausser. Et elle en était stupéfaite. On ne lui
avait j a mais
rien offert dans sa vie, et après ce qu'elle avait vécu
la veille, la remise de ce trousseau lui causa une vraie émotion.
Finalement on ne les avait pas tout à fait
oubliées, puisqu'on
avait pensé à les
habi l ler.
Tout n 'était
donc pas perdu. Si on ne les
attendait pas Ce ne
pouvait être qu'une erreur. Elle-même en faisait, ça
n'était certainement
pas si grave. M a dame
à Bordeaux le
lui reprochait
tout le temps. Émue à la
pensée qu'elle
avait mal jugé la veille, Marie remercia Sœur Odile avec
tell e ment
de conviction que celle-ci lui jeta un coup d 'œil
soupçonneux : —- Attention, ne vous m é prenez
pas, crut bon de préciser celle-ci. Vos effets ont des
fonctions réglementaires. Pas question de faire ce que
vous voulez avec, et encore moins de les
interve r tir
pour cacher une perte ou une usure. Si vous
portez la robe à la
place du tablier et de la
chemise, c'est quatre jours de pain sec
Tout ce qu'on
vous donne est
propriété de l'État, rien ne vous appartient en propre. Vous devez util i ser
les effets de ce trousseau non pas comme bon vous semble, mais comme
on vous dit. La moindre perte est san c tionnée
et vous devrez la rembourser jusqu'au dernier centime. Lisez là,
en bas, la v a leur
du trousseau est de cent vingt
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