La Dernière Bagnarde
glacial, Louis Dimez faisait
connaissance avec la dure loi du terrain, bien différente du
discours des écoles. Dans son uniforme mouillé, dans
ses chaussures qui à ch a cun
de ses pas ramenaient sous les semelles des paquets de boue, il
arpentait Saint-Laurent dans le moindre recoin de ses baraquements
afin de dénicher un logement de s e cours.
Ses
découvertes se révélèrent ahurissantes.
En dehors du camp de la transportation dont le haut mur se dressait à
quelques centaines de mètres
de l'embarcadère, du petit carré des bâtiments
officiels et de commerce, il ne trouva rien. Que des hangars épars.
Des carbets a f freux
et sans aucune commodité, tous re m plis
de bagnards en fin de peine qui s'entassaient dans une promiscuité
malsaine et crasse. À part la puanteur infecte qui régnait
partout, rien de rien, pas le moindre abri pour les femmes. Le
directeur avait dit vrai. Pourtant il fallait tro u ver.
Impossible de garder les détenues sur le navire. La seule
solution était l'école des garçons qui serait
purement et si m plement
libérée de ses occupants. On y installerait les
prisonnières en a t tendant.
Le
lendemain, la mère supérieure, épuisée de
sa nuit mais rassér é née
par cette nouvelle que lui donna Louis Dimez, l'apprit au co m mandant.
— Ça
y est. On peut débarquer, Louis Dimez nous a trouvé un
pén i tencier.
— Un
pénitencier ? Quel pénitencier ? questionna le
commandant, méfiant.
— L'école
des garçons.
— L'école
des g arçons
! Mais... c'est tout petit ,
ça ne peut être que du provisoire ! Et après ?
— Eh
bien... on verra.
— Je
connais, s'exclama le commandant. Pas besoin de me faire un dessin.
Vous échouerez dans un vieux carbet qui a servi à tout
et à rien. Méfiez-vous, ma mère, ca sent
mauvais. Je connais ces carbets de Saint-Laurent, ils sont bas de
plafond, ils puent l'humidité et la
pourriture. Je vous donne un an pour être décimées.
Exaspérée
par ces menaces, la mère supérieure lui tourna le dos.
En elle, la fierté de Mlle Adrienne de Gerde ressurgissait.
Pour qui la pr e nait-on
? Elle ne se laisserait pas faire, ils a p prendraient
à la connaître.
13
Le
commandant s'épongeait le front. Le soleil tapait fort dès
le m a tin
et il regardait avec satisfaction s'élo i gner
les rives de Saint-Laurent. Il venait de passer la bouée des
Hollandais qui, de l'autre côté du fleuve Maroni sur la
rive opposée, avaient implanté une colonie remarquable
dont le monde entier faisait l'éloge. Son cœur se serra.
Le commandant aimait son pays, il était profondément
républicain, et il savait l'atroce réputation que
tramait la France à cause de ce bagne. Les derniers év é nements
la confirmaient malheureusement. Mise au ban des nations, la
République envoyait sciemment mourir les siens dans d'atroces
cond i tions.
Des hommes et, pire, ces pauvres filles déjà condamnées
par le destin à vivre dans la misère et coupables de
peu de chose. Il n'avait pu trouver le sommeil et il avait passé
la nuit avec le vieux marin, sur le pont, à écouter les
plaintes des bagnards monter dans la nuit de Saint-Laurent-du-Maroni.
Des cris poignants qui déch i raient
le cœur, des a p pels
qui montaient dans le ciel... Il s'était alors senti
misérable, responsable en partie du sort de ces hommes qu'il
avait pour la plupart lui-même conduits dans cet enfer. Toute
la nuit le commandant avait broyé du noir. Mais ce matin, en
ce m o ment
même, alors que le navire avait enfin repris le large, que ses
vêtements étaient secs et le ciel lum i neux,
le courage lui était revenu. Ce voyage serait le dernier. Il
avait accepté trop de transportations pour faire tourner son
navire, pouvoir payer ses hommes, et se payer lui-même. Il
tro u verait
un autre tr a vail,
qui ne le minerait plus. Mais il ne laisserait pas tomber ses marins,
et il recaserait le vieux chez un confrère. Ce serait
peut-être difficile mais cette fois il ne transigerait pas et
il y arriverait. La vision de ces pauvres femmes
abandonnées à
leur sort dans
la boue de Saint-Laurent avait brisé ses dernières
résistances. Il avait hâte de retrouver la France. Il
insp i ra
une grande bouffée de vent frais et leva la tête. Ils
seraient bientôt en haute mer. De petits cumulus blancs,
compacts, éclairaient un azur incroyablement bleu. L' immensité sile n cieuse
du ciel intriguait le commandant, et un mal-être persistait
tout au fond de lui. Y avait-il, au-delà des
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