La Dernière Bagnarde
d'aucune sorte, ni entendu quelque poète y
déclamer ses vers. Sans doute fallait-il donner à cette
étrange ville construite à coups de briques fabriquées
une à une, à la main, avec la terre rouge du lieu par
les bagnards eux-mêmes, un se m blant
de vie et de gaieté. On avait immédiatement pensé
à un kiosque puisque, en France, c'était la grande
mode. Ce qui était bon à des milliers de kil o mètres
de l'autre côté des océans se devait d'être
aussi efficace en Guyane. On avait oublié qu'au bord de
l'immense forêt amazonienne, dans
ce paysage de boue et de feu, les seuls concerts qui se donnent sont
ceux des milliers de crapauds qui sortent à la nuit tombée
et croassent à vous rendre fou. Quant aux poètes...
Pourtant,
le kiosque faisait son petit effet. Marie s'y laissa charmer. Elle
qui s'était jusqu'ici montrée si vigilante, si peu apte
à écouter le chant des sirènes, elle se laissa
emporter. Quand Charlie la désigna et s'approcha d'elle, elle
le reconnut aussitôt et ressentit comme la pr e mière
fois un étrange frisson. C'était bien lui qui lui avait
parlé à l'oreille lors de la première visite,
avec une voix si particulière qu'elle en avait été
tro u blée.
Il lui sourit à nouveau et, cette fois, elle lui rendit son
sourire. Conforté, il alla trouver Sœur Odile et demanda
la pe r mission
de « faire parloir » avec Marie. Sœur Odile
a p prouva.
D'un même pas, Charlie
Le
bagnard et Marie la bagnarde se dirigèrent alors vers le
kiosque sucré et, pour Marie, l'un i vers
lugubre de Saint-Laurent-du-Maroni s'évanouit instantan é ment.
Il n'y avait plus que cet homme près d'elle, son sourire et
son air joueur. Et ils allaient ensemble vers un paradis rose inondé
de soleil, au creux d'un jardin vert.
Ce
moment fut une parenthèse magique dans la vie de Marie. Le
seul où elle s'approcha de l'illusion que l'on peut se faire
du bonheur. Cela dura le temps qui se passa entre la visite au
kiosque et le départ pour la concession promise après
le mariage. Alors, elle fut heureuse. Elle osa même imaginer la
petite maison au creux de la forêt dont Charlie lui avait parlé
au kiosque. Une maison avec une grande pièce, et deux
chambres.
— Deux
chambres ! s'était-elle exclamée. Et pourquoi deux ?
Il
avait posé sa main sur la sienne avec un air inquiet, plein
d'esp é rance.
— Pour
les enfants. Nous aurons des enfants, n'est-ce pas ? J'aime tant les
enfants.
Il
voulait des enfants ! Elle en fut chavirée. C'était la
pr e mière
fois qu'un homme lui disait qu'il voulait un enfant d'elle. Elle
n'avait pu répondre tant elle était bouleversée.
Et il l'avait ra s surée
:
— Ne
t'inquiète pas, je ne te forcerai pas. On prendra ce qui
vient.
Il
avait l'air si humble, si doux, il était si attentionné.
Ça l'avait complètement chamboulée. Et elle
avait repensé aux paroles d'Anne. Anne avec son visage
enf a riné
qui disait qu'il ne fallait jamais perdre espoir. Anne qu'elle avait
trouvée alors si folle, et qui pourtant avait raison. Il
suffisait de trouver le bon compagnon, et la vie pouvait changer.
Marie ne s'était jamais aut o risée
à le penser, mais au fond elle avait attendu, elle avait
espéré être heureuse un jour. Elle s'était
co n vaincue
que c'était impossible, que ce bonheur-là n'était
pas pour elle. Parce qu'elle n'était pas assez belle, parce
qu'elle était mis é rable
parmi les misérables, parce qu'elle ne voyait pas pourquoi un
jour que l qu'un
l'aimerait. Ce mot même n'existait pas, en tout cas il n'était
pas pour elle. Et voilà que maintenant...
Les
jours et les nuits qui suivirent l'attente du mariage et du départ
officiel vers la concession, Marie rayonnait. En rêve, elle se
vit d é couvrant
la maison, nichée dans la verdure. Et, bien qu'elle tente de
s'en défaire, le souvenir de ces villas gracieuses entrevues
lors de l'a r rivée
sur le Maroni revenait sans cesse à son esprit. Elle imagina
des scènes de bonheur simple. Elle se vit dans sa robe de
coton bleu, bien propre, en train de balayer le devant de sa porte. À
quelques pas, son homme cesserait un instant de biner la terre du
jardin, ou alors il pos e rait
la hache avec laquelle il serait en train de couper du bois, et il la
regarderait avec un doux sourire. Il serait apaisé et fier
d'avoir trouvé une femme qui tiendrait si bien la maison et
qui l'aimait De ce bo n heur
inespéré, il serait devenu beau, lui que la vie et les
malheurs avaient tant abîmé.
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