La Dernière Bagnarde
s'enfonçaient
dans les cercles et il avait déjà imaginé les
cris dans leurs bouches ouvertes. Mais entre la littérature et
la réalité, le gouffre est vertig i neux.
Enfant
dans la nuit, quand la maison familiale enveloppait les siens d'un
profond sommeil, il allait, silencieux comme un chat, tirer de la
bibliothèque le grand livre de cuir ou s'inscr i vait
en lettres d'or ce mot qui le fascinait: L'Enfer. Tournant
les pages une à une, parcourant les mots de Dante et cherchant
les gr a vures
de Gustave Doré, il plongeait alors pour de longues heures de
veille dans les tourments de ceux qui ont fauté et que le ciel
condamne... « la justice a guidé mon sublime créateur,
je suis l'œuvre de la divine puissance, de la souveraine
s a gesse
et du premier amour. Avant moi rien ne fut créé qui ne
soit éte r nel...
». Ces mots définitifs tombés d'un ciel juge
tout-puissant le tét a nisaient,
et il ne pouvait alors se défaire de l'a t tirance
morbide qu'ils exerçaient sur lui. La lecture était
aride, l'écriture tortueuse. Dante fa i sait
appel à tout un ensemble de références
mythologiques que le petit Romain maîtrisait mal. Il n'avait
pas encore fait ses humanités. Mais il y avait les
extraordinaires gravures de Gustave Doré. Des gravures
précises qui donnaient toute la mesure des tourments endurés.
Romain s'attardait sur les détails et il se souvenait de ces
bouches ouvertes, tordues
de douleur et desquelles ne sortait aucun son. Elles étaient
re s tées
gravées dans sa mémoire, et elles resu r gissaient
à l'écoute de cette plainte humaine qui, telle une
marée, envahissait la nuit. « Des so u pirs,
des pleurs, des cris perçants retenti s saient
dans ce ciel sans étoile »...
Romain
voyait le ciel de Saint-Laurent par la fenêtre o u verte.
Il eut beau en sonder les ténèbres, il n'y vit luire
aucun scintillement Pou r quoi
le souvenir de ces images lui revenait-il en un moment pareil ? Il
les sentit palpiter en lui-même, aussi vibrantes que les
pensées qui ag i taient
le personnage créé par Dante juste avant qu'il n'entre
dans l'abîme des siècles a u paravant.
Cet enfer de papier né de l'imagination d'un simple mortel
revenait en cet instant hanter sa mémoire dans la nuit
amazonienne, avec une précision affolante. Romain avait a p pris
très tôt à faire la part du réel et de
l'imaginaire, et s'il avait aimé ces livres entre mythologie
et fantasmagories, il avait vite appris que la vie ne leur
ressemblait pas. Son engouement pour le livre de Dante et les dessins
de Gustave Doré s'était effacé en même
temps que disp a raissaient
les peurs de l'enfance. L'enfer ne le fascinait plus depuis bien
longtemps. Pourtant,
dans cette nuit et contre toute attente, c'est lui qui revenait,
obsédant et ric a nant
comme un masque.
«
Ah malheureux mortel ! Tu croyais donc que je n existais pas ? »
Qui
parlait ? Il dressa l'oreille. Les plaintes avaient cessé. Les pr e mières
lueurs de l'aube apparurent au loin par la fenêtre et
chassèrent la nuit terrible. La chambre de Romain retrouva le
silence sans qu'il se soit aperçu du moment exact où
cela s'était produit. Il toucha son v i sage.
Sous ses doigts, il sentit les boursouflures qu'avaient provoquées
les piqûres des mou s tiques
et il faillit se lever d'un bond à la recherche de la pommade
salv a trice.
Mais il se retint, préférant attendre que le jour
éclaire davantage la chambre. Il ne voulait pas se laisser
su r prendre
si ces horribles insectes traînaient encore par là. Le
jour diss i pa
petit à petit les dernières pénombres et
l'esprit de Romain sembla s'éclairer lui aussi. Il en fut même
à se dema n der
s'il n'avait pas rêvé tous ces cris, et ces peurs. C'est
alors qu'il se remémora les attitudes étranges qu'avait
parfois le docteur Mayeux à La Rochelle. « Son r e gard
est celui d'un fou », disait-on. Romain soupçonnait en
cet instant que
l'origine de ce regard perdu se trouvait ici même. Comme lui,
il avait entendu ces plaintes a f freuses
et, qui sait, ce qu'il avait découvert avait peut-être
anéanti sa raison. Si Henri Mayeux avait vu l'enfer tel que le
décrit Dante et le dessine Gustave Doré, R o main
comprenait. Il y avait de quoi devenir véritablement fou. Mais
cela n'était pas po s sible,
il ne pouvait y croire, et quand le soleil entra dans sa chambre, il
rit de ses songes évanouis.
— J'ai
lu trop de livres d'images et feuilleté trop de sombres
récits. Des choses aussi
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