La Dernière Bagnarde
Ce serait dur mais ils
auraient tous les courages. Ils partiraient ensemble en forêt
pour défr i cher
les parcelles qu'on allait leur octroyer, et elle lui montrerait
combien il avait eu mille fois ra i son
de la choisir. Elle lui prouverait, et à lui seul, qu'elle
était autre chose qu'une pauvre fille de rien. Elle abattrait
des arbres s'il le fallait, elle retournerait la terre de ses mains.
Comme tous les êtres h u mains
qui sans se l'avouer ont tant cherché l'amour, Marie était
en train de tomber amoureuse. « Il n'est jamais trop tard pour
le bonheur " pe n sait-elle
exaltée et méconnaissable. Et elle n'en revenait pas de
l'avoir trouvé là , au cœur de cette ville
lugubre, dans cet e n fer
du bagne.
28 Octobre
1890
La
mère supérieure regardait dans le vide, droit devant
elle. Sa main tenait une lettre qui lui avait été
remise par un employé de l'a d ministration.
Elle avait terminé de la lire. Des questions se bousc u laient
dans sa tête, et elle se retenait de hurler comme chaque fois
qu'une décision avait été prise sans qu'on lui
d e mande
son avis. C'est-à-dire comme depuis plus de trente ans.
«
Pourquoi j'ai toujours tout accepté sans rien dire, pourquoi
j'ai toujours cherché à leur trouver des excuses au
lieu de me d é fendre
? »
À
la lecture de cette lettre, elle venait de prendre conscience qu'elle
avait toujours courbé l'échiné en se trouvant de
bonnes raisons pour le faire, et qu'elle n'avait en fait jamais cessé
de contenir la rage qui br û lait
en elle. Depuis le jour où son père lui avait annoncé
qu'elle, Adrienne de Gerde, n'épouserait pas Charles, elle
avait obtempéré. Après, au couvent, l'évêque,
pour se débarrasser d'elle, l'avait envoyée à des
milliers de k i lomètres
de l'autre côté des océans, et maintenant, à Saint-Laurent,
le gouverneur Gerville, d'après cette lettre,
venait de la rayer très officiellement de l'organisation du
dépôt des femmes. L'in i tiative
qu'elle avait prise de faire sortir les détenues avait dû
lui d é plaire
et, en toute logique, pour prendre des décisions concernant
e x clusivement
des femmes, il
donnait les pleins po u voirs
à un homme. Le texte était tout récent, il
datait du 25 se p tembre
1890.
La
mère supérieure lisait et relisait le papier qui venait
de lui être transmis. Il stipulait en toutes lettres qu'elle
serait désormais l'aux i liaire
de ce «chef de d é pôt
». Une auxiliaire ! Ni plus ni moins. Ils y revenaient.
Elle manqua s'en étrangler et une rage s'emp a ra
d'elle.
«
Qui est-ce, ce Gerville ? Où était-il quand j'aurais eu
b e soin
de lui ? Personne ne m'a aidée dans les pires heures, ils nous
ont laissées crever
sans lever le petit doigt, vingt-cinq femmes et sœur Agnès
sont mortes dans l'indifférence t o tale,
et là, parce que j'ai pris une décision sans eux, ils
trouvent le temps et l'énergie de faire un texte de loi pour
m'éliminer alors qu'ils n'ont pas été fichus
d'en faire un pour bâtir de quoi nous abriter ! »
Plus
sa colère grandissait, plus elle prenait la mesure de tout ce
qui s'était passé depuis qu'elle avait posé le
pied dans cette ville maudite et de ce qui lui était arrivé
ainsi qu'aux détenues et à sœur Agnès. Non
seulement on les avait laissées mourir, mais, désormais, elle
en était sûre, on l'avait fait sciemment. D'une certaine
façon, on le souhaitait. Tout allait dans ce sens, il ne
fallait plus se voiler la face. Le pénite n cier
de Saint-Laurent était une guillotine. La formule courait à
mots couverts çà et
là dans la ville. À la mort des détenues suite à
l'épid é mie,
un ancien bagnard libéré qui s'était ému
à la vue de tous ces corps de femmes mortes qu'il entassait
dans sa carriole pour les jeter aux r e quins,
lui avait dit :
— Pour
nous, ma mère, ils ont trouvé la « guillotine
sèche », on crève sous la chaleur. Pour vous,
c'est la « guillotine humide », ils vous entassent dans
ce carbet suintant de microbes.
Elle
se souvenait de lui avoir recommandé de ne plus jamais tenir
devant elle de tels propos, aussi diffamatoires. Il l'avait regardée
avec commisération et avait continué sa triste b e sogne
sans dire un mot de plus. Maintenant, en y repensant, elle mesurait
combien il disait vrai. En haut lieu on voulait qu'elles meurent. La
France se nettoyait de ces milliers de femmes et d'hommes venus des
campagnes dès 1876, d e puis
que la chute du prix du blé et les épidémies
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