La Dernière Bagnarde
malheur une crise se déclenchait,
sœur Odile cra i gnait
un dérapage et se rongeait les sangs rien
que d'y penser. Depuis l'arr i vée
des femmes, elle était en pe r manence
sujette à ces
peurs usantes. La mère supérieure n'était pas
une mauvaise femme, mais elle ne s'était jamais rendu compte à quel
point sœur Agnès lui avait épargné de
tracas. Car si la dizaine d'a n ciennes
détenues qui restaient du temps des premières
tran s portations
étaient très âgées et sans risques, il
n'en allait pas de même avec les nouvelles. Bien qu'extrêmement
dim i nuées
par les conditions de l'enfermement, elles asp i raient
encore à fuir cet enfer et avaient des sursauts d'énergie
incontrôlables. Les co n flits
commençaient pour un oui
pour un non. Chaparder de la nourr i ture
à sa voisine, en glisser les restes sous la paillasse d'une
autre pour la faire accuser, écha n ger
la chemise déchirée de son trousseau contre celle d'une
autre qui, plus soignée, l'avait gardée comme neuve. De
terribles disputes éclataient à tout
bout de champ et dégénéraient en combat
violent. Elles s'arrachaient des touffes de cheveux, se lac é raient
la chair à l'aide de fourchettes et se blessaient même
gr a vement à coups
de couteaux chapardés en cuisine. Quelques mois plus tôt,
deux femmes étaient parv e nues
à quitter le carbet et à franchir la haie de paille en
pleine nuit sans que personne ne les voie. Le lendemain, elles
avaient cru pouvoir recommencer, mais Sœur Odile les avait
e n tendues.
Elle avait immédiatement averti sœur Agnès et,
sans prévenir la mère supérieure, de peur de la
déranger et de faire des histoires, toutes deux s'étaient
aventurées dans la nuit pour ramener les fuyardes. Elles les
avaient cherchées, au mépris de toute sécurité,
de carbet en carbet Le vide apparent des rues de
Saint-Laurent-du-Maroni était trompeur. Les bagnards libérés
qui erraient à cette
heure étaient assommés d'alcool et de drogues d i verses.
Quand
l'ombre s'étendait sur la cime des arbres, quand elle gagnait
la profondeur de la jungle et s'enfonçait dans les moindres
recoins de la ville pour l'ensevelir tout entière, quand les
lugubres urubus qui s'étaient aventurés en plein jour
dans ses mes poussiéreuses en quête de quelque
nourriture s'envolaient, eux-mêmes terrifiés, alors les
b a gnards
se levaient comme des somnambules. Rassemblés en groupes, ils
partaient en chasse, affamés, en manque de tout. Ils
devenaient alors d'imprévisibles prédateurs aux visages
creusés. Malheur à la proie qui se trouvait sur leur
route au mauvais moment. sœur Agnès connaissait le
danger et elle avait su se glisser aux bons endroits. Par chance, ce
soir-là le ciel les avait protégées des
mauvaises re n contres.
Elles avaient retrouvé les fuyardes qui buvaient avec un
groupe d'hommes au fond d'un carbet qui servait de bar et qui était
tenu par un Chinois. Surpris par l'a r rivée
des sœurs, les hommes n'avaient pas bougé quand elles
avaient emmené les deux femmes, mais elles avaient senti qu'il
valait mieux ne pas s'attarder. Profitant de l'effet de su r prise,
elles avaient réussi à courir jusqu'au carbet sans être
suivies. Pour éviter que les détenues ne soient
sanctionnées et menées au c a chot,
sœur Agnès n'avait pas prévenu la mère
s u périeure.
Maintenant qu'elle n'était plus là, Sœur Odile
mes u rait
combien les conséquences de ces dissimulations, pourtant bien
intentionnées, étaient en fait d é sastreuses.
Car les ayant toujours ignorées, la mère supérieure
n'avait aucune conscience du danger. Elle croyait les détenues
ino f fensives, ce
qui était loin d'être le cas. Comment lui dire la vérité
sans entacher le souvenir de
sœur Agnès qui pensait faire au
mieux en cho i sissant
de minimiser les conflits ?
Fallait-il la lui révéler
mai n tenant
ou continuer à la cacher au risque de courir d'autres
dangers ? sœur Odile était un peu perdue. Elle n'avait
pas le tempérament énergique de la jeune sœur
défunte, et elle était vite débo r dée.
29
Inconsciente
des tourments intérieurs qui agitaient la vieille sœur,
la mère supérieure se dirigeait vers la maison du
directeur pour l'info r mer
sans attendre qu'elle ne tiendrait aucun compte des nouvelles d i rectives
et qu'elle continuerait à faire à sa façon. Elle
marchait d'un pas éne r gique
et, sous l'habit et la cor-nette qui la dissimulaient, on devinait la
force qui l'an i mait.
Les
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