La Dernière Bagnarde
jungle, avec une dureté inouïe.
Elle
avait treize ans à peine,
le domestique de la ferme vo i sine
était venu la retrouver dans la grange où elle dormait.
Elle n'avait jamais connu d'homme. Pour elle, il était vieux,
il d e vait
avoir près de trente années, il était toujours
sale, il sentait fort et il n'était pas beau. Elle avait fermé
les yeux et laissé faire. Il était méchant et
lui faisait peur. Il avait été le premier, et pas le
dernier. Il était
revenu, et pas tout seul. Elle n'avait rien dit à personne,
on l'aurait disputée, peut-être même jetée
dehors comme c'était arrivé à Catherine
au village à côté.
Quelque temps après, elle avait dû enlever de son ventre
un enfant qui y poussait. Heure u sement
elle s'y était prise tôt, et Catherine lui avait bien
expliqué comment faire. Elle avait énormément
saigné. À la ferme, la femme du patron s'était
rendu compte qu'il se passait quelque chose. Elle était venue
voir Marie un soir après avoir rentré les bêtes à
l'étable et elle lui avait parlé avec une gentillesse
surpr e nante.
Car jamais cette femme n'avait de mots aimables, jamais elle ne
souriait, et Marie la craignait. Pourtant c'est elle, cette paysanne
sombre, qui l'avait aidée. Elle s'était arrangée
pour faire les gros tr a vaux
à sa place le temps qu'elle aille mieux et elle lui avait
fourni des linges et du savon. Un peu plus tard, Marie était
parue à Bordeaux. La paysanne l'y avait encouragée
quand Cath e rine
en avait parlé :
— Ici
ils ne vous laisseront plus jamais tranquille. Vous serez to u jours
des moins que rien à cause d'eux. Partez, et ne vous laissez
plus jamais
faire. Trouvez un travail et payez votre chambre. C'est ça
qu'il faut C'est le mieux. Allez, sa u vez-vous...
Elle
avait glissé dix sous dans leur poche et, en cet instant même
dans la nuit de cette jungle, à des
mi l liers
de kilomètres et de jours de ce temps-là, Marie la
revoyait qui lui souriait en lui faisant signe de la main alors
qu'elle s'éloignait avec Catherine sur le chemin bordé
de châta i gniers.
Et le souvenir de ce sourire lui fit un bien fou. Ainsi cette
paysanne avait eu pour elle de l'affection, elle l'avait aidée...
Un
cri perçant l'arracha à ses pensées. Effrayée,
Marie se redressa. À quelques mètres, un singe
l'observait. Assis sur ses pattes arrière, il penchait sa
petite tête à gauche et à droite et faisait de
drôles de m i miques
tout en frottant sa bouche avec ses pattes de devant. Il y avait
dans ses grimaces quelque chose d'humain. On aurait dit un enfant
joueur et, un bref instant, Marie fut rassurée de sa présence.
Elle n'était donc pas seule. Il avait les yeux pétillants,
on aurait dit qu'il riait. Émue, étrangement soulagée,
Marie lui rendit son sourire et il s'ava n ça
en se dandinant. Elle n'en revenait pas. Ce petit animal était
hilarant. Jamais elle n'avait vu de singe, à peine savait-elle
que ça existait Machinalement et dans un élan de
tendresse, elle tendit les bras vers lui. Hélas, aussi
soudainement qu'il était apparu avec cet air joueur, il poussa
un deuxième cri, aigu cette fois à déchirer les
ty m pans,
puis il fit une affreuse grimace qui découvrit son énorme
dent i tion
et il disparut dans les airs sans que Marie ait eu le temps de
co m prendre
comment il avait fait. Elle eut beau le chercher partout du r e gard,
elle ne vit rien, que des feuillages épais. Un sentiment
d'angoisse l'envahit. Où allait-elle trouver une sortie, par
où allait-elle pouvoir s'échapper ?
Là-haut,
entre les interstices de la voûte des feuillages par où
le p e tit
singe s'en était allé, on devinait une clarté.
Le jour s'était-il donc levé ? Marie scruta la cime des
arbres pour tenter de deviner quelle heure il pouvait être.
Elle r e çut
une goutte d'eau en plein au milieu de la figure, puis une autre, et
bientôt elles furent des milliers et des mi l liards
de gouttes à tomber sur les fougères, les arbustes et
les hauts feuillages, et à dégouliner
le long des arbres. Elle fut trempée en moins d'une seconde.
Le sol avait disparu et le bruit de l'eau dil u vienne
qui se déversait était assourdissant. Impossible
d'entendre ou de voir quoi que ce soit d'autre que cette pluie
torrentielle qui trave r sait
avec puissance la voûte épaisse de ve r dure
dont la cime se tenait à plus de trente mètres du sol.
Que faire ? Où aller
? Marie resta là, i m mobile.
Elle laissa l'eau envahir son corps et
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