La Dernière Bagnarde
était bouleversée par ce jeune
b a gnard
et la tendresse de Charlie à son égard. Mais elle était
aussi r é vulsée
et n'avait qu'une hâte, fuir, s'enfermer au carbet. Il lui
était c e pendant
impossible de faire un seul geste sans qu'ils la découvrent.
Quelques branches seulement la séparaient d'eux et la
dissimulaient C'était un miracle qu'ils ne l'aient pas
découverte. Fallait-il qu'ils soient préoccupés
! Elle réussit à s'éloigner en reculant mais, au
pa s sage,
elle effraya un magn i fique oiseau qui s'envola du bosquet juste au-dessus de
la tête des deux bagnards. Ils sursautèrent et René,
fri s sonnant,
se blottit encore plus profondément contre l'épaule de
Cha r lie.
Celui-ci était visiblement ailleurs, le regard obstinément
fixé vers le ciel. Il y cherchait ce Dieu que sa grand-mère
priait durant de longues heures et dans lequel elle disait trouver un
apaisement Co m ment
faisait-elle? Il n'avait jamais cherché à comprendre
et, au co n traire,
il se souvenait d'avoir profité de ces prières où
elle avait les yeux fermés pour voler trois sous dans ses
poches.
La
mère supérieure fuyait dans la nuit et l'oiseau qu'elle
avait e f frayé
survolait la forêt, cherchant une trouée où se
réfugier dans l'épaisse mer de feuillages. Venant du
camp d'enfermement tout proche, la longue plainte des bagnards
co m mença
à monter. Charlie balaya une dernière fois du regard
l'immensité de la Voie lactée, puis, vaincu, il baissa
les yeux. Aucune r é ponse
ne lui viendrait du ciel. Il ne savait pas parler aux étoiles.
30
Au
même moment, derrière le troquet du Chinois, dans une
case b â tie
à la va-vite où Charlie la menait chaque soir depuis
une semaine, Marie tremblait. Des échos de rires lui
parv e naient
du bar. Elle réussit à se relever. La nuit était
d'un noir d'encre. Aucune lune. La pluie ta r dait
mais on sentait dans l'atmosphère humide qu'elle serait
bientôt là. Les hommes lui avaient fait terr i blement
mal, comme les soirs d'avant. C'était de pire en pire. Et
d'autres allaient venir, lis étaient fous, prêts à
tout quand ils s'allongeaient sur elle. Elle se sentait pire qu'une
bête. Si elle restait là, elle allait mourir. Il fallait
fuir, et vite, quitte à être tuée. Elle préférait
disparaître plutôt que de voir revenir un seul de ces
hommes. Elle remonta tant bien que mal le haut de son corsage sur ses
épaules décharnées, rabaissa sa robe de coton
sur ses jambes ama i gries
et s'appuya contre la paille de la cabane. Son ventre br û lait
et ses jambes flanchaient. Elle eut un étourdissement. Aigu,
le rire du fou traversa la clo i son
de paille. Le rire de ce fou qui aimait faire mal et qui était
entré en elle comme une lame. Il devait être au bar à
raconter, ils allaient revenir, et cette fois elle allait y passer.
Elle ne pou r rait
pas tenir ne serait-ce qu'une fois de plus. C'était trop
violent, trop doulo u reux.
D'une seconde à l'autre un autre homme allait app a raître
dans l'ouverture de la case. Alors, en un dernier sursaut, elle alla
puiser dans ses ultimes ressources l'énergie qui lui manquait.
Et sans savoir comment elle se retrouva dehors à courir dans
la nuit Ses pieds s'e n fonçaient
dans la boue, elle ne savait même pas où elle puisait la
force de les soulever ni dans quelle direction elle allait.
Simplement elle fuyait droit devant elle, soulevée par la
peur. Elle crut entendre un a p pel,
son nom, mais elle ne se retourna pas. Il fallait juste aller loin,
très loin, n'importe où, quitter cet e n fer.
Aller là où ils ne pourraient pas la reprendre.
Heureusement pour elle, ce soir-là, la nuit était du
noir épais des nuits sans lune. Elle l'enveloppa, protectrice.
Après
une course éperdue dont elle ne mesura ni le temps ni la
di s tance,
Marie se retrouva sous la voûte des grands arbres de la sombre
forêt amazonienne. Seule, ég a rée
au milieu de nulle part.
Essoufflée,
ne pouvant faire un pas de plus, elle s'adossa à un arbre et,
lentement, tout en se recroquevillant, elle se laissa glisser le long
de son tronc gigantesque. Puis elle ferma les yeux.
La
douleur dans son bas-ventre la tenaillait. Et cette douleur ne lui
était pas inconnue. Elle la reconnaissait, des années
après. Elle était comme l'autre. Comme la première
fois. Comme celle qu'elle avait e n fouie
si profondément qu'elle avait fini par l'oublier. Or voilà
qu'elle remontait à la surface au cœur de cette nuit et
en pleine
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