La Dernière Bagnarde
apprécié qu'il n'ait
pas su r veillé
sa femme le soir où elle avait été dépecée,
mais il ne s'était pas inquiété plus que ça. Le
Chacal n'avait pas d'états d'âme. Pourtant, d e puis
ce soir-là, leurs rapports s'étaient modifiés et
Charlie eut peur. Mais
cette fois il tremblait pour quelqu'un d'autre que lui-même.
In s tinctivement,
il entraîna son compagnon à l'extérieur.
La
mère supérieure qui avait assisté à toute la scène,
eut seulement le temps de se dissimuler dans l'ombre noire d'un
bouquet d'eucaly p tus.
Hélas pour elle, c'est justement la dire c tion
qu'avait prise Charlie. Elle ne put s'échapper. Ils
s'arrêtèrent à deux pas d'elle sans la voir,
obnubilés d'eux-mêmes. Elle cessa de respirer.
— Pourquoi
on rentre, Charlie ? interrogea le jeune garçon. Il est tôt.
Je veux retourner au bar.
— Non.
Pas ce soir. Toi, tu vas aller te coucher. Moi, je vais y r e tourner,
mais je reviendrai très vite.
— Mais
pourquoi ? paniqua le garçon. Je ne veux pas rester seul.
— Je
sais. Mais il ne faut pas que le Chacal s'aperçoive que je
tiens à toi. Sinon, un jour où il m'aura dans le nez,
il te fera massacrer juste pour me faire mal. Si je reviens seul, que
je fais la fête et que je bois, que je reste avec les autres,
il se m é fiera
moins.
— Non,
non, ne me laisse pas, Charlie ! Ne me laisse pas. Tu sais ce que je
risque avec les fous qui couchent sous le marché...
Le
garçon s'agrippait à Charlie et s'était mis à pleurer
do u cement.
À la lueur de la lune, la mère supérieure
découvrit son v i sage.
On ne lui aurait pas donné plus de quinze ans.
«
Mais... c'est un enfant ! Ce garçon est un enfant ! » se
dit-elle.
Il
hoquetait maintenant et ses mains serraient si fort la vareuse de
Charlie qu'il semblait impossible de les en a r racher.
— Je
vais te cacher ailleurs qu'au marché, tempéra Charlie,
boul e versé
par ses larmes. Tu m'a t tendras.
— Non,
non, je ne veux pas rester seul. Ne me laisse pas Charlie !
Il
était éploré comme peut l'être un enfant.
Pourtant la mère sup é rieure
se trompait. René avait passé vingt et une années
et sa jeune vie n'avait pas toujours été celle d'un
ange. Mais il y avait en lui quelque chose qui ne vieillissait pas et
sur ses traits une émouvante beauté aux contours pleins
de délic a tesse.
Secoué par ses pleurs, Charlie céda.
— Calme-toi,
lui dit-il. Je n'y retourne pas, je reste avec toi. N'aie pas peur.
Charlie
le savait plus qu'aucun autre : il y avait de quoi avoir peur. On
n'était en sécurité nulle part à
Saint-Laurent-du-Maroni, surtout quand on était le petit ami
d'une crapule comme lui, duquel ils étaient nombreux à
vouloir se venger.
En
aimant le jeune René, Charlie l'avait désigné
aux autres comme une proie. Lui qui s'était toujours cru à
l'abri de toutes les lois, celles du cœur et celles de la
justice, il découvrait l'immense fragilité de sa propre
vie. Il s'était cru inatteignable, laissant les autres
s'e n liser
dans les sordides pièges qu'il leur avait tendus. Or voilà
qu'à son tour un piège se refermait sur lui. Sur son
épaule, apaisé maintenant, René s é chait
ses larmes. Il v e nait
d'arriver au bagne et avait encore toutes les horreurs à en
découvrir.
— Dis
Charlie, fit-il en reniflant, quand est-ce que je r e tournerai
à Marseille ? Tu m'as dit que tu pourrais arranger ça,
comment? Tu crois qu'il faudra du temps ?
Une
lueur de panique traversa le regard de Charlie et il cacha son jeune
compagnon au creux de son épaule. La mère s u périeure
pouvait voir maintenant son visage de crapule se lever vers le ciel,
comme pour y chercher une réponse qu'il n'était plus
capable de trouver seul. Et lui, le beau parleur qui n'avait jamais
eu recours qu'à la dissimul a tion
et au mensonge pour arriver à ses fins, il ne sut faire que ce
qu'il avait to u jours
fait. Il mentit. Mais, cette fois, son mensonge avait un goût
de cendres.
— N'aie
pas peur, lâcha-t-il dans un souffle. Tu reverras Marseille, je
t'aiderai comme promis... Je suis là.
Il
avait gardé les yeux levés vers le ciel de Guyane et
caressait te n drement
la nuque de son compagnon du même geste qu'a u rait
eu un père qui aurait caressé celle de son enfant pour
apaiser sa peur. Ils re s tèrent
ainsi, et de longues minutes s'écoulèrent sans qu'ils
prononcent un mot. Les pensées les plus contradictoires
avaient envahi l'esprit et le cœur de la mère
supérieure. Elle
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