La Dernière Bagnarde
une
forte fièvre.
Une détenue tamponnait son front avec un linge tellement elle
suait La mère supérieure arriva pourtant, par bribes, à
raconter à R o main
ce qui s'était passé, co m ment
elle s'était mise dans cet état. Mais elle ne dit pas
tout. Elle pa s sa
sous silence les rapports amoureux entre hommes, et ne dit rien de la
scène entre Charlie et son jeune comp a gnon.
Ce n'était pas le sujet et, de toute façon, elle était
inc a pable
d'en parler. Mais elle évoqua sa visite en pleine nuit au bar
du Chinois, l'étrange conversation des hommes, le Chacal,
Charlie, comment elle était parvenue à fuir et sa
certitude d'avoir reco n nu
Marie sur laquelle elle avait failli buter et qui était pa s sée
en courant à toute vitesse sans la voir.
— Je
me demande encore si je n'ai pas rêvé, fit la mère
s u périeure.
Qu'est-ce que Marie pouvait bien faire là, en pleine nuit ? Je
l'ai app e lée,
j'ai couru après elle mais elle a disparu...
— Disparu
?
— Oui,
dans la forêt, je crois, elle allait dans cette direction. Il
fa i sait
nuit noire, je n'ai pas pu aller plus loin. Je me suis perdue, je ne
savais plus où j'étais. Et l'orage s'est abattu, j'ai
mis du temps à retro u ver
le chemin du carbet. Je suis sûre que c'était Marie. Et
je crains le pire... ces hommes... ce que j'ai entendu. Je ne peux y
croire...
Une
toux rauque l'interrompit. La fièvre la gagnait, elle
fri s sonnait.
Les détenues l'avaient changée et frottée du
mieux possible, mais elle délirait. Romain savait qu'il ne
pouvait pas lui en demander davantage. L'urgence était de la
sauver. Il comprendrait plus tard ce qui l'avait poussée
dehors à cette heure vers cet endroit mal famé. En ce
qui co n cernait
Marie, il fut traversé d'un soupçon. Les quelques
semaines qu'il venait de passer à Saint-Laurent lui avaient
o u vert
les yeux sur les pratiques très spéciales qui avaient
cours, au vu et au su de tous. Le bagne sous les tropiques, c'était
en effet bien loin de l'aventure qu'il avait imaginée.
L'immensité des paysages de Guyane n'avait rien d'exaltant,
rien de pur. Au contraire, les grands espaces étaient
i n croyablement
encombrés. La forêt dévorait mut et ne laissait
personne empiéter sur son royaume. Bagnards, administrateurs,
médecins, femmes, tous étaient e n tassés
sur le seul espace qu'elle leur laissait Un espace dér i soire
coincé entre le fleuve et la jungle.
À
force de tous piétiner sur ce même bout de terre dans
tous les sens, sans espoir d'un autre horizon, Saint-Laurent était
devenu un monstrueux cloaque. À tous points de vue, et
partic u lièrement
moral. L'esprit des hommes en était complètement
perverti Aussi, dans ce qu'avait raconté la mère
supérieure, quelque chose intr i guait
Romain. Marie s'était mariée quelque temps auparavant,
elle avait dû bénéficier d'une concession avec
son mari. Ces fameuses concessions étaient des terrains
offerts aux nouveaux mariés par la République en cadeau
de noces. Sur cette parcelle de terre, on les autorisait à b â tir
une maison et à cultiver
de quoi se nourrir, voire de quoi faire commerce-Romain n'en avait
jamais vu une seule, mais il avait eu l'occ a sion
de découvrir leurs tracés sur une carte de
l'administration un jour qu'il passait dans les bureaux
— Comment
faites-vous pour choisir des parcelles dans cette jungle ? avait-il
demandé à l'employé
qui était en train de tracer des lignes.
— Eh
bien, voyez, c'est simple. On n'a pas fait de repérages, bien
évidemment. Vous imaginez le temps qu'il aurait fallu, et les
équipes de géomètres et tout le tintouin. Qui
aurait payé pour ça ? On ne nous a pas demandé
d'étudier le paysage, on nous a demandé de caser des
couples sur des lopins de terre pour qu'ils la défrichent et
la fassent fructifier. Point final. Alors on fait avec ce qu'on a,
des indications données ça et là par les
indigènes du coin qui connaissent quelques endroits
d é frichables,
des cartes du pays, mais elles sont sommaires. À part les
grandes lignes et les lits du fleuve dans la jungle on ne voit rien
de rien. Bon, c'est pas terrible.
— Et
donc, comment faites-vous ?
— On
fait avec rien. On délimite au hasard un carré,
ou un re c tangle,
comme on veut. Et on l'offre aux he u reux
élus.
— Et...
comment font-ils pour s'installer ?
— Ah,
ça, c'est leur affaire. On ne va pas en plus
leur retourner la terre, leur construire la
maison aller
les border au lit. Faut
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