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La Dernière Bagnarde

La Dernière Bagnarde

Titel: La Dernière Bagnarde Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Bernadette Pecassou-Camebrac
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faire ainsi, il
f e rait
avec.
    — Bon,
bon, fit-il, soucieux de conclure rapidement. Quand les e n voyez-vous,
vos porte-clefs ?
    — Vous
les aurez dans la matinée.
    — Parfait.
    Ils
se serrèrent la main et parlèrent un peu de choses et
d'autres. De leurs femmes qui tournaient en rond et déprimaient
dans cette ville pourrie, de leur salaire dérisoire, de la
date de leur retour en France et de leur promotion éve n tuelle
pour avoir accepté ce travail. Ils eurent aussi un mot de
compassion, étonnant et plutôt sincère, pour ces
« pauvres bougres de bagnards libérés qu'on
laissait crever là sans espoir de r e tour
», puis, après un soupir qui en disait long sur la
charge qui était la leur, ils se quittèrent, satisfaits
d'avoir trouvé une
sol u tion
en se débarrassant du problème sur sœur Odile
et sur ces « pauvres bougres ». A
Saint-Laurent-du-Maroni, les sent i ments
les plus contradictoires s'exprimaient. Un jour les b a gnards
étaient des monstres qu'il fallait exterminer, le lendemain
c'étaient de « pauvres bougres ». La conf u sion
la plus totale régnait jusque dans les esprits les mieux
const i tués.
Les repères et les valeurs habituelles qui régissent
toute société no r male
s'étaient, ici, désintégrés.

32
    En
une nuit l'univers civilisé de la mère supérieure
s'était fissuré de toutes parts. Seule sur un lit
d'hôpital, dans une petite chambre que Romain avait réussi à lui
attribuer dans la partie réservée aux civils,
momentanément déchargée de tous les problèmes,
elle avait tout le temps de penser et de prier, si elle l'avait
voulu. Mais elle ne priait pas. Les images de la nuit pr é cédente
revenaient en boucle dans son esprit. Impossible de s'en débarrasser.
Si elle n'était pas tombée malade, elle aurait repris
le cours de son travail au carbet. Elle aurait été
empo r tée
par la quantité de tâches à acco m plir
et n'aurait pas cherché à en savoir davantage. D'une
tâche à l'autre, on va du jour au lendemain et par la
force des choses on ne s'attarde pas. Le temps passe, on oublie. Du
moins le croit-on. Mais le destin offrit à la
mère supérieure tout le temps nécessaire pour se
r e plonger
dans le moindre détail de cette nuit d'orage.
    Allongée,
les yeux clos, elle n'avait de cesse de repenser aux scènes
qu'elle avait vécues, comme si elle y était encore. Les
hommes att a blés,
buvant, chahutant, leur saleté et leurs rires écœurants,
les hommes enlacés aux regards tristes, son ém o tion
devant la douceur de Charlie envers son jeune compagnon, puis
l'écœurement qui l'avait gagnée. Elle aurait dû
haïr Charlie qui faisait tant de mal, mais elle l'avait vu
autre, et elle ne parvenait pas à oublier
cet instant où elle l'avait surpris, lui, cet homme sans
morale, tendre et protecteur. Et puis il y avait tous les autres
bagnards, avec leurs figures ravagées dans le bar infect du
Chinois qui de son comptoir distribuait le tafia en comptant sa
cagnotte sou après sou. Une gargote qui, même à dix
mètres, dégageait d'atroces relents d'alcool, de
mauvais tabac et de te r rible
désespoir. Car tout était là, dans ces hommes
repoussants que la mère sup é rieure
voyait maintenant comme des hommes perdus. Et elle ne pouvait
s'empêcher d'éprouver pour eux une immense compassion. Si
elle était passée vite, elle n'a u rait
pas eu le temps de ressentir cette émotion. Mais elle était
restée suffisamment longtemps devant le bar pour deviner cela,
en eux. Et parmi ces visages plus affreux les uns que les autres,
ab î més
qu'ils étaient par les années de bagne, celui du Chacal
revenait sans cesse, obsédant, dominant tous les autres.
Pou r quoi
n'arr i vait-elle
pas à se débarrasser de son regard aigu, de son rire
carnassier ? Ses rêves ramenaient to u jours
le visage et le rire de cet homme et elle l'entendait encore
s'adresser aux autres b a gnards
avec mépris et autorité. Dans le ton de sa voix, la
mère supérieure retro u vait
quelque chose qui lui était familier. Dans sa riche famille on
pa r lait
ainsi à ceux qui n'étaient pas du même monde. Et
bien qu'elle s'en défende, cette similitude la ramenait au
territoire de sa jeunesse, la rapprochait du Chacal. Un se n timent
trouble naissait en elle. Elle avait aimé les siens avant
de les haïr pour avoir été sacrifiée, et
elle retro u vait
dans cet homme un lien avec ce temps-là, elle aimait sa force
et même son arrogance. Les autres bagnards auraient pu

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