La Dernière Bagnarde
Saint-Laurent les bruits les
plus farfelus couraient sur tout et sur tout le monde. C'était
même l'activité principale parmi la population civile :
faire courir des bruits. Sans but précis, pour passer le
temps, pour créer de l'animation. La vie au quotidien était
si morne ! Aussi, à la fin, on ne s a vait
plus quoi penser. Au début, Romain avait été
piégé comme tout nouvel arrivant et il s'était
exclamé d'horreur à chaque récit. Mais il avait
vite cessé de croire tout ce qu'on racontait. Pourtant tout
n'était pas faux. Il avait pu remarquer que certaines
informations se gli s saient,
véridiques. Seulement, difficile de démêler le
vrai du faux parmi la quantité d'histoires plus sordides les
unes que les autres. Même le meilleur et le plus déterminé
des hommes avait de quoi se décourager. Romain se demandait
d'ailleurs si cette façon d'i n venter
sans cesse n'était pas le meilleur moyen d'ensevelir
l'horreur, la vraie. Oublier pour ne pas avoir à intervenir.
C'était comme ça la vie, à
Saint-Laurent-du-Maroni. On s'h a bituait
au pire sans trop de remords puisqu'on ne s'attardait pas. Comment
changer les choses en deux ans ?
Romain
ne doutait cependant pas du récit de la mère
supérieure. Elle n'appartenait pas au microcosme p a ranoïaque.
Si elle disait avoir aperçu Marie aux alentours du bar en
pleine nuit, c'est qu'elle l'y avait vue. Mais alors ? Ce qu'avait
dit l'employé au cadastre était peut-être vrai ?
Sinon pourquoi Marie était-elle en ville en pleine nuit, à
deux heures de marche de sa concession ? Marie et les autres femmes
subi s saient-elles
vraiment le sort affreux dont avait parlé l'employé ?
Pro s tituées
! Qu'étaient-elles devenues ?
— Où
en êtes-vous ? Qu'est-ce qu'elle a, la mère sup é rieure
?
Tout
à ses réflexions Romain avait oublié la présence
du chef de dépôt qui venait aux nouvelles, impatient et
contrarié d'avoir à a t tendre,
au milieu des détenues. Le carbet n'était pas grand. Il
le déco u vrait
puisqu'il n'y avait jamais posé les pieds.
— Elle
risque une pneumonie, répondit Romain. Si on ne la soigne pas
vite et bien, elle pourrait mourir. Il suffit de peu.
— Zut
alors : On a besoin d'elle ici. Qui va s'occuper de ce fichu carbet
maintenant ?
— Mais...
vous. Vous êtes bien le chef du dépôt, non ?
répliqua Romain, ahuri de cette remarque qu'il trouvait fort
mal v e nue.
— Moi
? Mais comment cela ?
— Écoutez,
excusez-moi mais je vous laisse. Je dois rejoindre l'h ô pital,
je vais essayer de trouver un lit pour la mère sup é rieure.
Sur
ce, il sortit, laissant le chef en plan. Celui-ci en fut soufflé.
Mais que dire ? Romain était médecin et faisait son
travail. Ce n'était pas à lui de trouver la solution à
ce sérieux problème du carbet des femmes, il en avait
bien d'autres, et personne au bagne n'aurait osé lui en tenir
rigueur. On avait bien trop b e soin
des médecins. Le chef de dépôt poussa un long
soupir et regarda autour de lui. Les bagnardes l'observaient,
silencieuses, attendant visiblement qu'il dise quelque chose. Quelle
galère! Qu'allait-il faire, maintenant, seul avec ces femmes ?
Il eut un in s tant
d'hésitation, puis il eut une illumination. Il fallait tout
simplement faire revenir Sœur Odile immédiatement. En
l'a t tendant,
il placerait des gardiens autour du carbet Ce qu'il fit, non sans mal
cependant. Il envoya un sous-fifre chercher sœur Odile qui
obtempérerait, il n'en doutait pas. Trouver des gardiens
disp o nibles
s'avérait moins simple. Tous avaient une attribution pr é cise.
— Je
vais placer des porte-clefs en attendant le retour de la sœur,
lui expliqua le surveillant en chef.
— Des
porte-clefs ? Vous voulez rire, j'espère ? s'insurgea le chef
de dépôt. Ce ne sont tout de même pas les bagnards
qui vont surveiller les bagnardes ! Il y a des limites !
— On
fait avec ce qu'on a, et ici, ça fait des lustres que les
bagnards font le travail de su r veillants,
je ne
vois
pas où est le problème.
— Il
s'agit de femmes, parbleu !
— On
les fait bien se marier entre eux, pourquoi ne pas les faire se
surveiller ?
La
conversation entre le chef de dépôt et le responsable
des survei l lants
tournait court. A quoi bon s'e n têter,
pensa le chef de dépôt qui ne voyait pas d'autre
solution, à moins de rester lui-même sur place, ce dont
il n'avait aucune intention. Après tout, se dit-il, si le
responsable des surveillants pensait qu'il fallait
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