La Fausta
demeura suspendue… La folie du meurtre fut enrayée un instant.
- Qu'ai-je donc à faire? rugit Claude dont les yeux devenaient hagards. Dis! Parle! Souffrir? Pleurer? Te tuer avant de mourir?…
- Tue-moi si tu veux: je venais te dire qu'il nous reste à venger l'enfant…
- La venger? bégaya Claude qui trembla de la tête aux pieds dans un terrible tressaillement.
- Cette femme, dit Farnèse sans hausser ni baisser le ton; cette femme qui a profité de ton absence dénoncée par je ne sais quel démon, cette femme aux pieds de laquelle je viens de me traîner deux heures durant, cette femme qui m'a employé, moi, au meurtre de l'enfant… cette femme que j'appelais Sainteté, que tu appelais Souveraine, l'assassin de ma fille… bourreau, veux-tu donc qu'elle vive?…
Claude jeta sa hache, saisit le bras de Farnèse et le serra avec violence.
- Bourreau, continua Farnèse, je suis venu te dire ceci: veux-tu m'aider à frapper cette femme? Elle représente une redoutable puissance. Son pouvoir est sans bornes. Son approche peut nous briser comme verre. Un signe d'elle peut nous tuer. Eh bien, aimais-tu assez l'enfant pour devenir mon aide? mon aide pendant une seule année… Non seulement mon aide, mais mon esclave? Car seul je sais les voies secrètes qui nous permettront de la frapper?… Quand ce sera fait, tu cesseras d'être mon esclave, tu redeviendras le bourreau et je te dirai: Maintenant, tu peux me tuer… Le veux-tu?
Claude haletant, sanglant, la figure dans la figure de Farnèse, avait écouté en frémissant de tout son être. Une sombre joie s'alluma dans ses yeux éperdus. Et, dans un souffle, il répondit:
- Monseigneur, à partir de cette minute, je vous appartiens corps et âme, comme vous m'appartiendrez corps et âme quand ce sera fait! Elle d'abord! Oui!… Vous avez raison! Vous ensuite!…
- Bien, dit froidement Farnèse. Voici ma main. La tienne!
Claude eut une imperceptible hésitation. Puis il ferma ses yeux chargés d'une haine sauvage contre cet homme. Il ferma les yeux, et sa main tomba dans celle du cardinal… Alors le cardinal avisa une table sur laquelle se trouvaient des feuilles de parchemin, des plumes, une écritoire.
Avec une effroyable sérénité, Farnèse s'assit à la table et dit:
- Echangeons en ce cas les écritures nécessaires à notre ligue.
Sur une feuille de parchemin, il écrivit:
«Ce 14 mai de l'an 1588. Moi, prince Farnèse, cardinal, évêque de Modène, déclare et certifie: Dans un an, jour pour jour, ou avant ladite époque si la femme nommée Fausta succombe, m'engage à me présenter devant maître Claude, bourreau, à tel jour ou telle nuit qui lui plaira: à telle heure qui lui conviendra; m'engage à lui obéir quoi qu'il me demande; et lui donne permission de me tuer si bon lui semble. Et que je sois damné dans l'éternité si je tente de me refuser ou de fuir. Et je signe; Jean, prince Farnèse, évêque et cardinal par la grâce de Dieu.»
Farnèse se leva, tendit le papier à Claude. Celui-ci le lut lentement, approuva d'un hochement de tête, plia le parchemin, et le mit dans sa poche.
- A ton tour! dit alors le cardinal.
Claude s'assit à table, prit une feuille, et, de son énorme écriture irrégulière, traça ces mots:
«Ce 14 mai de l'an 1588. Moi, maître Claude, bourgeois de la Cité, ancien bourreau-juré de Paris, demeuré bourreau par l'âme, déclare et certifie: Pour atteindre la femme nommée Fausta, m'engage, pendant un an à dater de ce jour, à obéir aveuglément à Monseigneur prince et cardinal évêque Farnèse; ne répugnant à tel ordre qu'il me donnera, et suivant ses instructions sans autre volonté que d'être son parfait esclave. Et que je sois damné dans l'éternité si une seule fois dans le cours de cet an je lui refuse obéissance. Et je signe… »
A ce moment, comme le front de Claude continuait à saigner, une large goutte de sang tomba sur le parchemin au-dessous du dernier mot. Claude tressaillit, sursauta, se recula… puis se pencha de nouveau. Et de son pouce il écrasa la goutte de sang; et il en traça une croix rouge.
Alors il gronda:
- Ma signature, à moi!…
- Je la tiens pour valable! dit Farnèse.
Le cardinal prit le papier, le relut, le plia, et le fit disparaître comme avait fait Claude. Un instant, les deux hommes, debout, face à face, livides, effrayants, se regardèrent. Puis le cardinal, sans un geste d'adieu, se retira, lent et silencieux, glissant comme un spectre,
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