La Femme Celte
classiques, il apparaît que la Raison n’est pas hétérogène à l’Instinct :
c’est l’instinct qui, grâce aux facultés supérieures de l’esprit, devient
Raison. L’opposition entre Instinct et Raison est un faux problème, et
pourtant, il empoisonne notre société parce que nous avons oublié la chaîne de
relations qui les unit et parce que, perdant de vue que l’instinct a suscité la
Raison pour sa propre satisfaction, nous ne donnons satisfaction qu’à la seule
raison : d’où la constatation que la société industrielle, héritière
directe de la société agricole paternaliste, est entièrement basée sur la répression de
l’instinct en même temps que sur l’e xaltation
de la Raison considérée comme autonome. Et cette raison finit par
tourner à vide, dans une extraordinaire accélération de la civilisation,
laquelle civilisation, ayant perdu son but véritable, à savoir la satisfaction
de l’Instinct, ne peut plus s’arrêter dans sa course, sous peine, croit-on , de disparaître à jamais et d’entraîner le
genre humain dans sa perte.
Or l’instinct, que nous l’appelions sexuel, sensuel,
érotique, voire bas-instinct, n’est pas autre chose que la recherche d’un état
de béatitude interne, ce que certains appellent le bonheur. Ce bonheur est le
but qu’on s’est fixé. Comme on n’y parvient pas, l’action débouche nécessairement
sur un résultat, un effet : c’est le plaisir, qui n’est pas une fin, ni un
moyen, mais l’aboutissement d’un acte incomplet, ou d’un acte pour lequel
toutes les causes de succès n’étaient pas réunies. Le plaisir est en quelque
sorte la forme imparfaite du bonheur, ou de ce qu’on croit être le bonheur,
mais dans le monde relatif qui est le nôtre, est-il possible de découvrir le
« bonheur » ? On est cependant obligé d’en venir à une autre
constatation : le plaisir est ce qui reste à l’homme de plus désirable
lorsqu’il veut satisfaire son instinct.
Et cet instinct, que la « civilisation » nous fait
oublier, et que les différents systèmes d’éducation mettent délibérément sous
le boisseau [209] au mépris de la nature
humaine, il est évidemment symbolisé dans les sociétés paternalistes par la
Femme. Si l’Instinct est opposé au rendement, la Femme, qui est instinct, qui
est sensibilité, qui est intuition, s’oppose fatalement à l’Homme qui est Raison,
qui est Logique, qui est Bâtisseur, qui est Producteur, qui est Organisateur.
Et puis, les antiques terreurs vis-à-vis de la Femme sont bel et bien
présentes : la Femme c’est aussi l’Amour, et l’amour est coupable. L’amour
ne peut être toléré que parce qu’il provoque la procréation, du moins c’est ce
qu’on dit pour excuser une sexualité impossible à nier. Mais cela, c’est un
amour pratique : c’est encore un moyen de
production qui vise à fournir à la société les travailleurs dont elle a besoin
pour poursuivre le cycle infernal de son développement [210] .
Et il existe un autre amour, parfaitement désintéressé, l’amour tout court qui
peut unir deux êtres, et qui n’est pas forcément suivi de procréation. Cet
amour-là est sinon interdit en face, du moins rabaissé, parce qu’il est
dangereux pour la société. Freud dit très justement : « L’amour
sexuel est une relation à deux, où un tiers ne saurait qu’être superflu ou
jouer un rôle de trouble-fête [211] , alors que la
civilisation implique nécessairement des relations entre un grand nombre
d’êtres. Au plus fort de l’amour, il ne subsiste aucun intérêt pour le monde ambiant ;
les amoureux se suffisent l’un à l’autre, n’ont même pas besoin d’un enfant
commun pour être heureux [212] . »
Si, comme l’on dit communément, les amoureux sont seuls au
monde, il est évident que le monde, organisé et collectif, ne peut supporter ce
retrait délibéré dans un autre univers. D’où le combat contre l’imagination,
contre la sexualité. « Les relations libidineuses libres sont par essence
antagonistes avec les relations de travail ; seule l’absence d’une
satisfaction totale rend possible et soutient l’organisation sociale du
travail. Même sous les conditions optima d’une
organisation rationnelle de la société, la satisfaction des besoins humains
exigerait du labeur, et ce fait seul imposerait des restrictions instinctuelles
quantitatives et qualitatives, et par là de nombreux tabous sociaux.
Weitere Kostenlose Bücher