La Femme Celte
de Modène n’est donc pas isolé et
fait partie d’une solide tradition – toujours par le canal armoricain – qui
semble assez ancienne. On pourrait presque dire qu’il s’agit d’un état de la
légende antérieur à la séparation des deux langues bretonnes et galloises,
c’est-à-dire vers le X e siècle. On
retrouve en effet Caradoc Brief-Bras, qui est le Caradawc Brychvras (Caradawc
au grand bras, faussement traduit en « bref-bras ») bien connu dans
les récits gallois, mais qui semble lié à l’Armorique et plus particulièrement
au pays de Vannes. Quant au nom de la reine, Winlogée sur les sculptures, il apparaît
dans un autre roman arthurien, du XIV e siècle,
mais avec des parties plus anciennes et provenant d’un fonds archaïque, en
compagnie d’Yder, de Kai, de Gauvain, d’Yvain et de Béduier, qui sont,
répétons-le, les seuls compagnons d’Arthur dans les textes les plus anciens.
Le Roman d’Yder (roman courtois) : Yder, fils de Nut, mais qui ne connaît pas son père,
s’en va à la recherche de celui-ci. Il arrive à la cour de la reine Guenloïe
(Win-logée) à qui il inspire de l’amour. Yder l’aime aussi, mais continue sa
quête. Il accomplit de nombreux exploits. Il combat Gauvain quand Kai le frappe
traîtreusement. Arthur et Gauvain en sont désolés et le croient mort. Mais Yder
est soigné par Guenloïe. Arthur vient visiter Yder en compagnie de Gauvain et
de Guenièvre. Survient un ours dans la chambre. Yder, avec courage, lutte
contre l’ours et le tue. Par la suite, il rencontre son père Nut. Quant à
Arthur, un jour qu’il devise avec Guenièvre, il demande à la reine ce qu’elle
ferait s’il venait à mourir. Elle lui répond : « J’aurais une telle
tristesse que je ne pourrais rien faire, sauf si Sire Yder m’avait : c’est
celui qui me déplairait le moins. » Le roi fait une crise de jalousie. Il
propose à Yvain, Gauvain, Kai et Yder de venir avec lui lutter contre des
géants et s’arrange pour envoyer seul Yder dans l’antre des monstres. Mais Yder
a réussi à tuer les géants. La nuit suivante, comme Yder a soif, Kai va lui
chercher de l’eau empoisonnée. On croit Yder mort une deuxième fois, mais il
est sauvé grâce à des herbes apportées par des Irlandais. Il accuse Kai.
Celui-ci est condamné à mort, mais Yder demande sa grâce au roi. Finalement
Yder épouse la reine Guenloïe (G. Paris, Les
Romans de la Table ronde , p. 200 sq .).
Il semble qu’il y ait déplacement ou plutôt dédoublement de
personnage : l’auteur du Roman d’Yder devait avoir à sa disposition une tradition qui relatait une aventure amoureuse
entre Guenièvre – peut-être appelée Guenloïe à l’origine – et Yder. Ne voulant pas
charger la reine, il a préféré dédoubler le personnage de la reine, ne faisant
plus qu’une timide allusion à l’amour de Guenièvre pour Yder, et donnant à Guenloïe
le rôle de l’amoureuse officielle – et irréprochable – d’Yder. Mais dans la
trame du roman, on ne s’explique plus l’acharnement d’Arthur à envisager la
perte d’Yder : ce n’est pas digne d’un roi courtois. D’autre part les deux
traîtrises de Kai ne sont pas compatibles avec l’honneur de la chevalerie de la
Table ronde. En fait, le thème du roman est emprunté à une très ancienne
tradition datant de l’époque où Arthur n’était qu’un chef tribal entouré
d’aventuriers sans scrupules, sans aucun rapport avec le personnage courtois
qui règne sur une cour policée à la mode de l’Occitanie à la fin du XII e siècle. Le Roman
d’Yder , comme le récit gallois de Kulhwch et
Olwen , représente l’authentique tradition arthurienne : la reine
Guenièvre y représente la souveraineté, et à ce titre, elle ne peut être la
propriété exclusive d’Arthur, ce n’est pas dans l’esprit celtique : elle
est obligatoirement disputée entre les compagnons du roi. Elle a donc eu pour
amants Gauvain, Kai, Yder et bien d’autres encore, Mardoc-Méléagant, Caradoc,
par exemple. Car la reine n’est pas l’esclave du roi : elle donne son
pouvoir à qui elle veut, elle représente, à son plus haut degré légitime, la
révolte de la Femme, la révolte de la Fille-Fleur, créée pour l’homme et par
l’homme, et qui tente de reconquérir son indépendance au sein d’une société
structurée par les hommes.
Un curieux passage du Perceval de Chrétien de Troyes, passage qui n’a guère été
Weitere Kostenlose Bücher