La Femme Celte
mystérieux objet.
Le nom de graal n’offre
absolument aucune difficulté. C’est effectivement un nom commun d’origine
occitane ( gradalis ou gradale ) et remontant à un latin cratalis . On le trouve dans un document de 1010,
soit cent soixante-dix ans avant l’ouvrage de Chrétien, un testament du comte Ermengaud
d’Urgel, qui léguait l’abbaye Sainte-Foy de Conques « gradales duas de argento », c’est-à-dire
« deux plats d’argent ». C’est encore le sens de plat qu’a le mot gradal dans le Roman d’Alexandre , qui date des
environs de 1150, et, au début du XIII e siècle,
le moine Hélinand de Froidmont assimile gradalis (= Graal) au latin scutella (= écuelle). Or
l’on sait que la version cistercienne de la légende, due probablement à Robert
de Boron et développée dans l’ Estoire dou Saint-Graal ,
fait du graal l’écuelle dans laquelle le Christ mangea l’Agneau Pascal :
cette écuelle fut donnée à Joseph d’Arimathie par Ponce Pilate, et Joseph s’en
servit pour recueillir le sang de Jésus lorsqu’il procéda à son ensevelissement.
Donc le graal proposé par
Chrétien de Troyes est une écuelle, un récipient. On pourra noter que, d’après
le témoignage de Giraud de Cambrie, écrivain généralement bien informé sur le
Pays de Galles du XIII e siècle, les
Gallois avaient coutume d’utiliser des écuelles particulièrement remarquables,
très larges et très profondes. Si Chrétien avait un modèle gallois, ou traduit
du gallois, ce qui semble probable, il a dû trouver un terme parfaitement usuel
et commun. Et vu la concision du texte décrivant le Cortège du Graal, on peut
se demander si, après tout, le graal n’est pas autre
chose qu’un simple récipient qui contient quelque chose que l’auteur n’a pas
voulu nommer , se réservant de le dire à la fin de son ouvrage. Car jamais Chrétien, dans le texte qui est de lui, n’a
précisé quoi que ce soit au sujet du Graal. Il n’a jamais dit qu’il contenait
le sang du Christ. Il n’a jamais montré ce qu’il y avait sur cette écuelle. Il
n’a jamais prétendu que le Cortège du Graal était une cérémonie religieuse,
comme il le deviendra dans la Quête cistercienne. En bon romancier qui puisait à bonne source, il a ménagé un véritable suspense pour accrocher l’intérêt de ses
lecteurs, et ce n’est pas à nous de lui en vouloir, puisque c’est rendre
hommage à ses qualités littéraires incontestables, même si nous sommes déçus
sur le plan mythologique.
Mais avant d’en arriver à l’adaptation – ce serait plutôt
une récupération – purement mystique et chrétienne, le thème du Graal a passé
par d’autres étapes. Les deux principales sont celles conservées dans deux
textes rédigés au début du XIII e siècle,
mais dont les sources apparaissent, à l’analyse, très proches d’un archétype
que l’on discerne sans cesse sans pouvoir le formuler définitivement : le Parzival de l’Allemand Wolfram d’Eschenbach et de Peredur d’un auteur gallois inconnu. Et c’est le
texte du Peredur qui va nous dire ce qu’il y avait sur le récipient appelé graal.
Peredur (Pays
de Galles) : « Il vit venir dans la salle et entrer dans la chambre
deux hommes portant une lance énorme : du col de la lance coulaient
jusqu’à terre trois ruisseaux de sang. À cette vue, toute la compagnie se mit à
se lamenter et à gémir… Après quelques instants de silence, entrèrent deux
pucelles portant entre elles un grand plat sur lequel était une tête d’homme
baignant dans le sang. La compagnie jeta alors de tels cris qu’il était
fatigant de rester dans la même salle qu’eux » (J. Loth, Mab . II, 64-65). « Tu es allé à la cour du roi
boiteux, tu y as vu le jeune homme avec la lance rouge, au bout de laquelle il
y avait une goutte de sang qui se changea en un torrent coulant jusque sur le
poing du jeune homme ; tu as vu là encore d’autres prodiges : tu n’en
as demandé ni le sens ni la cause ! Si tu l’avais fait, le roi aurait
obtenu la santé pour lui et la paix pour ses États, tandis que désormais il n’y
verra que combats et guerres, chevaliers tués, femmes laissées veuves, dame
sans moyen de subsistance ; et tout cela à cause de toi » ( ibid. II, 104-105).
On voit qu’il y a loin de la « procession » du
Graal dans une atmosphère pieuse et recueillie, à cet étrange cortège où l’on
promène une tête coupée sur un
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