La Femme Celte
sanglante, une véritable loi du
talion ; d’autre part le géant à qui l’on coupe la tête n’est pas
vraiment mort, il ressemble à ces saints céphalophores qui abondent dans le légendaire
chrétien (une fois décapité, le saint prend sa tête sous son bras et continue
sa messe ou bien accomplit ce qu’il avait commencé de faire). En fait, le géant
(Brân, le Roi-Pêcheur, le Maître de l’Autre Monde) est un personnage qui ignore
la mort, parce qu’il est en quelque sorte le dieu de la mort et aussi de la
vie. C’est ce que n’a pas compris l’auteur de Perlesvaux :
lorsque Lancelot, un an après avoir décapité le géant, revient au rendez-vous,
c’est le frère du mort qui veut accomplir le geste de décapitation, et il n’est
sauvé que par deux pucelles qui intercèdent pour lui [265] .
Il faut également signaler, dans un roman anglais du XIV e siècle, Syr Gawayne
and the Green Knyght , une aventure à peu près identique dont le héros
est cette fois-ci Gauvain.
Cette tête coupée, qui n’a pas fini d’exciter notre
curiosité, doit cependant avoir une importance exceptionnelle. Un curieux
passage du Lancelot de Chrétien de Troyes, met
en scène la demoiselle à la mule dont nous
avons déjà parlé et sur laquelle nous reviendrons. Elle est, dans le roman, la
sœur de Méléagant. Elle appartient donc à l’Autre Monde. Elle réclame à Lancelot
la tête du chevalier qu’il vient de vaincre et l’emporte avec elle, promettant
au héros qu’elle l’aidera, en temps voulu, pour le récompenser de ce don.
Chrétien ne nous donne aucune explication sur la signification de ce geste, et
nous reconnaissons là cette technique très au point du romancier champenois de
toujours ménager le « suspense ». Mais cela ne nous arrange pas. Il
avait probablement trouvé cette anecdote dans son modèle, et il l’a exploitée
dans un but littéraire parfaitement honorable, mais qui nous laisse sur notre
faim. En fait la tête sur un plateau que Peredur aperçoit, portée par deux
jeunes filles, au Château des Merveilles risque fort de demeurer un thème de
mélodrame ou d’évocation poétique, sans qu’on puisse en donner la moindre
explication. À moins que…
La Première Continuation de
Perceval , due au Pseudo-Wauchier I, présente la même histoire, mais
cette fois, le héros en est Caradoc, un des plus anciens compagnons d’Arthur,
comme nous l’avons vu, et certainement un Armoricain [266] .
Un inconnu arrive à la cour du roi et provoque tous les assistants, demandant
que l’un d’eux lui coupe la tête à condition qu’il se laisse couper sa propre
tête dans le délai d’un an. C’est Caradoc, fils du roi de Vannes, qui accepte
l’épreuve, et au bout d’un an, il subit le simulacre de la décapitation de la
part de l’inconnu qui révèle être l’enchanteur Éliavres, véritable père de
Caradoc. Par la suite, sa mère voulant exercer une curieuse vengeance contre
son fils, un serpent s’enroule autour du bras de Caradoc et lui suce la vie. Il
ne pourra être sauvé que par le sacrifice d’une vierge [267] .
Il pourrait bien y avoir un lien entre la décapitation, ou
le simulacre de décapitation et la vengeance féminine, mais cette vengeance de
la mère contre son fils ne peut guère s’expliquer sans recourir à la
malédiction portée par Arianrod contre son fils Lleu Llaw Gyffes. De toute
façon le thème de la vengeance apparaît très nettement comme une sorte de
compensation au thème de la reconnaissance du fils par le père : Éliavres
reconnaît officiellement son fils, par conséquent la mère est abandonnée, d’où
sa vengeance par laquelle elle retire à son fils la vie qu’elle lui avait
donnée. Il y a passage de l’état maternel gynécocratique
à un état paternel androcratique .
Et c’est par le « jeu du décapité », c’est-à-dire
par un rituel sanglant, que se fait ce passage. On pourra penser à la circoncision
et à toutes les cérémonies d’initiation à l’état adulte qui caractérisent les
civilisations dites primitives. Le « jeu du Décapité » est un rituel
de passage, et la tête coupée sur le plateau doit être le souvenir d’un ancien
rituel de ce genre. D’ailleurs, il suffit de s’informer chez les auteurs de
l’Antiquité qui ont parlé des Celtes. Un texte de Pomponius Mela (III, 2) peut
nous donner une indication utile : « La Gaule est habitée par des
peuples fiers et superstitieux qui
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