La Femme Celte
exercée non pas
par des hommes, mais par des femmes [471] . De même que le roi
celtique était, originellement, un roi d’ordre moral, qui avait pour mission de
réunir les membres du clan et de leur donner nourriture et prospérité, la reine-tyran de sociétés à tendances gynécocratiques
devait avoir pour mission de donner :
donner la vie, donner la nourriture, donner la boisson, donner la prospérité,
donner le bonheur, et aussi, bien entendu, donner la mort, puisque par la force
des choses, on commence à mourir au moment précis où l’on naît. N’est-il pas
significatif de trouver dans des grottes préhistoriques comme celles du
Petit-Morin, ou dans des dolmens et des allées couvertes, comme à Locmariaquer,
des figurations de la déesse qui est à la fois protectrice des moissons, de la
chasse, de la pêche, et aussi divinité tutélaire des morts ?
Yseult donne tout à Tristan, la nuit où elle se donne à lui.
Elle lui procure cette seconde naissance dont il avait besoin pour être
authentiquement lui-même. Mais s’il a reçu un don (et quel don !) de la
part d’Yseult, en vertu de la loi biologique (elle
deviendra plus tard morale) de l’échange, il doit lui
aussi tout donner . L’implacabilité du geis s’éclaire maintenant : si la Femme donne tout (et c’est ce qu’elle fait en
s’offrant à celui qu’elle aime), l’Homme doit tout donner (c’est pourquoi l’Amant
ne peut refuser). C’est un jeu subtil psychologique qui repose sur une base
parfaitement biologique (les échanges constants de l’organisme avec
l’extérieur), et qui remonte dans la nuit des temps. C’est aussi l’Amour, car
l’Amour est un échange total entre deux êtres.
D’ailleurs, étant donné le caractère maternel inhérent à
toute femme, il ne peut en être autrement. La mère donne tout à son enfant,
puisqu’elle le met au monde et le nourrit, puisqu’elle lui apprend à vivre, à
être autonome, puisqu’elle lui fait découvrir, inconsciemment et innocemment,
précisons-le, la sexualité et l’affectivité. L’enfant, lui, commence par
n’avoir pas d’autre horizon que le corps maternel, et s’il s’en écarte peu à
peu, c’est en gardant un souvenir indélébile. Et dès lors, la fille
s’identifiera à la mère, et le garçon voudra s’engloutir dans la mère. Les rapports
entre deux amants ont nécessairement une composante incestueuse, où la
situation de l’homme vis-à-vis de la femme sera une situation de dépendance
envers la mère. Cela, l’homme a beau essayer de l’oublier, essayer de pallier à
cette infériorité par des lois qui rabaissent la femme ou qui l’obligent à
tenir un rang subalterne, il ne pourra jamais l’éliminer de ses réactions les
plus instinctuelles. Le règne de la déesse-mère n’est pas terminé puisque
celle-ci revit pratiquement tous les jours sous les traits de la Maîtresse
tyrannique.
Ainsi se décante le rôle de la femme, non pas tellement dans
l’histoire des Celtes, mais dans leur pensée mythique. C’est d’ailleurs
beaucoup plus important, car il s’agit de la femme idéale, de la femme telle
qu’elle pouvait convenir à des peuples dont le particularisme a permis de
conserver intactes des notions que l’on croyait disparues.
On a trop vu les Celtes sous un angle classique cartésien,
puis sous un angle trop romantique, au mauvais sens du terme. Le personnage
d’Yseult a beaucoup souffert de la sentimentalité à l’eau de rose héritée du XIX e siècle bourgeois et puritain. On est choqué
par les amours adultères de Tristan et Yseult, parce que cela ne se fait pas,
du moins en plein jour. Mais on plaint les malheureux amants victimes de la
fatalité. Or la fatalité est une invention commode pour masquer les
défaillances de notre responsabilité. Jamais Tristan et Yseult n’ont été plus
conscients de leur responsabilité qu’en buvant le contenu du hanap. Jamais
Diarmaid et Grainné, en s’enfuyant, n’ont affirmé avec autant de violence leur
responsabilité. Et il en est de même pour Noisé et Deirdré, pour Blodeuwedd et
Gronw Pebyr, pour bien d’autres encore.
Mais aurait-on oublié que le don de soi ne peut être que volontaire ?
Aurait-on oublié qu’il ne peut y avoir de responsabilité que s’il y a
liberté ?
Or nous ne sommes pas libres. Nous sommes victimes de
préjugés, nous sommes englués dans les routines qui nous lient, nous sommes
saturés d’idées toutes faites. Et par
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