La Femme Celte
péché dans
la version chrétienne de Guengalc’h, est également un objet de malédiction dans
la version druidique de Condlé. Dans les deux cas, elle est rejetée dans les
zones les plus éloignées de la conscience claire, au fond des eaux ou bien dans
une île perdue en plein océan, au-delà des limites de l’horizon. Cependant,
toute bannie qu’elle est, la Femme a conservé son pouvoir de séduction et sa merveilleuse
beauté : elle attire les hommes tout en les inquiétant. Ainsi se forme
lentement le mythe de la sorcière bien-aimée, de la femme fatale, ce qui conduira
d’une part aux bûchers du Moyen Âge et de la Renaissance, de l’autre à
l’exploitation onirique commerciale de la vamp dans le cinéma contemporain.
Il faut signaler que l’histoire de Condlé n’est pas isolée.
De nombreuses mélodies d’Irlande et des îles Hébrides ont pour thème l’invitation
de la fée qui veut entraîner l’homme qu’elle a choisi dans le pays merveilleux.
C’est le mythe grec des sirènes, et Ulysse, qui bouche les oreilles de ses
hommes et qui se fait attacher lui-même au mât du vaisseau, est le représentant
le plus typique de la société indo-européenne paternaliste, telle qu’elle
demeure encore à notre époque. L’Homme, le mâle, est attiré instinctivement par
la femelle mais il sait par expérience que, en dépit de son orgueil, de sa
puissance, il sera vaincu dans l’acte d’amour ; pour lui, ce sera presque
une mort, l’orgasme réduisant momentanément ses forces à néant ; par
contre la femelle sera triomphante, régénérée par l’acte. C’est cela que
l’homme ne peut supporter, ce décalage entre deux sensualités. « La
crainte presque universelle qu’ont les hommes de tomber sous le pouvoir de
fascination d’une femme, et l’attraction qu’exerce en même temps sur eux cet
esclavage, est une preuve que l’effet produit par une femme sur un homme est
souvent d’un caractère démoniaque. L’attitude dépréciative que bien des hommes
adoptent envers les femmes témoigne d’une tentative inconsciente de dominer une
situation qu’ils sentent être à leur désavantage [71] »
Ce processus d’abaissement et de rejet de la femme vers des
zones déclarées interdites à grand renfort de morale est particulièrement
visible dans les rédactions successives des vieilles légendes, lesquelles ne
gardent plus du mythe ancien que sa structure déguisée sous des habillements de
circonstance. Quant à la polarité, elle est inversée : ce qui était bien
devient mal, ce qui était féminin devient masculin, ce qui était au grand jour
se passe dans l’obscurité, ce qui était à la surface de la terre disparaît sous
la surface des eaux ou dans les anfractuosités du sol. Ainsi dans un chant
populaire de la région de Tréguier, réactualisé au moment de la Révolution
française, nous voyons réapparaître sous une autre forme, et sur un ton qui
indique une évolution puritaine, le schéma déjà observé dans l’histoire de
Guengalc’h et dans celle de Condlé.
Les Filles de Tréguier (Bretagne armoricaine) : Les filles de Tréguier sont toutes jolies, mais
aucune ne fut plus belle que l’une d’entre elles qui était stoubinenn (= fileuse d’étoupe, c’est-à-dire fille
de « mauvaise » vie). Elle avait une maison près de la mer, et là
avaient lieu des orgies bruyantes. C’était au temps où les églises étaient
fermées et où les « Bleus » occupaient le pays. Quand cette époque
fut passée, on alla voir dans la maison et on trouva un souterrain qui
descendait sous la mer [72] . (Recueilli en 1898 par
Narcisse Quellien).
Cette stoubinenn appartient
donc à une catégorie de femmes que la société rejette, mais qui lui sont
nécessaires pour sa survie. Il faut des égouts pour garantir la salubrité des
palais, disaient les Pères de l’Église. « L’existence d’une caste de filles perdues permet de traiter l’honnête femme avec le respect le plus
chevaleresque. La prostituée est un bouc émissaire ; l’homme se délivre
sur elle de sa turpitude et il la renie » (Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe , II, 247). C’est pourquoi les
œuvres littéraires qui sont l’émanation de cette conception masculine insistent
sur le côté immoral de la vie des prostituées. Il paraît, selon des enquêtes,
que les clients des prostituées sont les premiers à déplorer leur genre de vie.
Ce ne sont évidemment que
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