La Fille Du Templier
de
convaincre quelques dames de ton bon droit… Si tu me promets de ne pas t’aventurer
jusqu’à Signes.
— J’accepte avec joie, dit Jean.
Cette conclusion mit Bérarde en colère. Quant à Élise, elle
retint ses larmes. Ses prières n’avaient pas suffi à arrêter la grande roue du
destin.
Dès qu’Edmond de Casteljaloux et son écuyer Ancelin de
Gabarret se montrèrent au bas de la rue aux Juifs, les conversations cessèrent
et les enfants se cachèrent dans les jupes de leurs mères. À Signes, on se
méfiait de ces deux fouineurs. La rue tortueuse, encaissée entre ses maisons en
bois, était pleine du bruit et des chants des chaudronniers. Du matin au soir, des
équipes mixtes de chrétiens et de juifs se relayaient aux forges. À coups de
marteau, ils formaient et écrouissaient des lingots de cuivre. Bassines, gobelets,
chaudrons naissaient entre la corne de leurs mains et on venait de cinquante
lieues à la ronde pour acheter les objets qu’ils façonnaient avec amour. La rue
aux Juifs donnait sur une place autrement plus colorée avec ses deux fontaines
où les femmes venues prendre leur eau se racontaient les derniers potins du
village, sa grande taverne où les hommes buvaient du vin chaud, son rectangle
de marché le long du Figaret.
Edmond s’immobilisa et contempla quelques instants l’hypnotique
mouvement de la roue à aubes d’un moulin avant d’observer les gens qui allaient
et venaient sur la place. C’était là que se déliaient les langues ; les
moindres événements y étaient commentés du matin au soir ; on y parlait de
l’avancement des travaux des champs, du braconnage, des étrangers de passage, des
secrets des dames, de tout et de rien.
Hélas pour lui, Edmond n’y avait jamais rien appris. On lui
souriait, on lui vendait deux grives, un canard, un pâté, des pommes et de la
confiture de coings, on se plaignait du froid à venir et on le plaignait d’être
si loin de sa famille. Edmond n’était pas dupe ; il était toléré par la
grâce de Bertrane et la protection de Bertrand.
— Chiens de paysans ! grommela tout bas le sire d’Aquitaine.
Autour des fontaines, tout un bouquet de femmes et de jeunes
filles portant des cruches pataugeaient dans la boue. Des porcs se vautraient à
leurs pieds. Ce spectacle n’éveilla aucun désir chez les deux hommes. Sur la
rive droite du Figaret, il y avait foule. Le nouveau marché était à l’image de
la nouvelle Signes, aussi prospère que la bourgade. Sa jeunesse, son dynamisme,
sa reconnaissance par l’épiscopat le plaçaient parmi les tout premiers entre
Marseille et Toulon. Tous les produits des terres, des vergers, des potagers et
des mines y affluaient. Il était le premier fournisseur de safran en Provence. On
y entendait sonner les pièces d’argent, les raymondins, les melgoriens, les
solidus, les deniers d’Italie, les marcs allemands. Des changeurs avaient
installé leurs comptoirs dans les constructions neuves. Le négoce ne s’arrêtait
jamais, même au cœur de l’hiver.
— Allons aux nouvelles, dit Edmond à son écuyer.
Ancelin suivit son chef entre les monticules de châtaignes
et d’olives devant lesquels les prix se discutaient âprement. Les boisseaux et
les pelles plongeaient dans cette mer de fruits bruns. Des enfants triaient les
charretées qui arrivaient des collines, écartant la mauvaise olive, cherchant
le trou de ver sur l'écorce de la châtaigne.
Tout en déambulant d’un pas lent, Edmond écouta ce qui s’y
disait. Quand il le pouvait. Certains parlaient un patois incompréhensible. C’était
le cas des plâtriers et des charbonniers habitant les montagnes. Les rudes
bonshommes attendaient le chaland entre la blancheur du gypse réduit en poudre
et la noirceur des pyramides de charbon. Ils se lançaient dans de courts
monologues quand un œil intéressé se posait sur leurs marchandises. Lorsque
Edmond et Ancelin s’approchèrent d’eux, les visages se fermèrent. Il y eut
cependant un homme pour lancer : « Vous n’aurez jamais Jean d’Agnis. »
Casteljaloux avait l’habitude. La première fois, à la suite
d’une provocation semblable, il avait dégainé l’épée ; aussitôt une
dizaine de pics et de couteaux étaient apparus entre les mains sales de ces
sauvages. L’emploi de la force était inutile ; il y perdrait la vie.
— Nous n’en tirerons jamais rien, dit Ancelin. Ta prime,
pardonne-moi de te le dire, a eu un effet contraire.
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