La Fille Du Templier
loin des châteaux et des villages où nous ferons
étape. Dois-je te rappeler que Signes n’a pas été citée dans le traité, que mon
époux demeure l’homme le plus puissant à l’est de Marseille et que la cour d’amour
rassemble des dames dont les fiefs sont riches et indépendants ?
Le chapelain se renfrogna. Les femmes, surtout Bertrane, avaient
une vision idyllique de la Provence ; la faute en incombait à ces
fainéants de troubadours qui infestaient l’Occident. Il les haïssait. Les
chantres de la poésie, Marcabrun en tête, détournaient les hommes de la voie
tracée par les Saintes Écritures. Le rêve courtois le dégoûtait. Il se
souvenait encore du passage de Marcabrun aux Baux et de ses vers. Diablerie, tous
ces mots chantés pour séduire dames et damoiselles. Et cette diablerie, il l’avait
toujours à l’esprit quand il sentait que ses ouailles lui échappaient. Il
aurait pu réciter ces saletés tant il les entendait souvent dans la bouche des
femmes qui s’adonnaient à la broderie ou à la couture : « Les songes
d’amour volage sont la proie d’une folle rêverie, car sur un millier de ces
amours songeuses je n’en trouve pas un qui parte du cœur ; cependant, je
ne dois pas blâmer entièrement le penser, car Jeunesse serait honnie : si
pensée d’amour était mise en oubli, Joie tomberait dans le canal. »
Ils quittèrent la tour avec armes et baluchons. Guillaume
jeta un œil mauvais sur la foule. Des soudards catalans, collés aux hanches des
gueuses, excités et ivres, barbus et pouilleux faisaient grand tapage dans les
rues étroites et puantes.
— Des bêtes ! grommela-t-il.
Et il avait de quoi calmer les bêtes. Sa masse d’armes était
cachée dans l’un des sacs de toile accrochés aux flancs de la mule qu’il tirait
par la bride. L’épée de dame Stéphanie s’y trouvait aussi. Il regretta l’absence
d’Aubeline d’Aups et de Bérarde. Avec ces deux-là, il n’y avait aucun risque d’être
ennuyé par la canaille. Ils s’enfoncèrent dans une rue plus large et furent
engloutis par l’énorme ripaille de l’armée victorieuse.
Stéphanie s’avança, frissonnante et haletante, marquée par
ces semaines d’épreuves et de haine.
Jusqu’au lever du soleil, elle avait rêvé de sa sœur Douce
qui la mettait en garde et de sa mère qui ricanait méchamment en se moquant de
son infortune. Douce était morte par la faute de Raymond Bérenger. Elle
regretta que Dieu n’ait pas voulu prendre la vie de cet homme quand la Burgonde l’avait affronté.
— Ah, si Douce était encore vivante, nous n’en serions
pas là, laissa-t-elle échapper.
Bertrane se troubla. Son amie devait oublier Douce. Les deux
sœurs étaient séparées à jamais. Stéphanie ne pourrait jamais se rendre sur le
tombeau de Douce. L’interdiction absolue de renouer avec le passé n’avait pas
été formulée ouvertement, mais Bertrane l’avait lue dans le regard du comte de
Barcelone, perçue dans la voix de l’évêque. Tout au long de la cérémonie de
paix, la menace avait plané, pendant que le peuple priait avec recueillement et
que les chants austères des moines couvraient avec peine le cliquetis des armes
traînant sur les dalles de l’église.
— C’est une joie qui te sera donnée dans l’autre monde.
Au paradis, il n’y aura point de méchants hommes pour vous séparer, dit
Bertrane en prenant Stéphanie par la main.
Quand elles franchirent la porte d’Arles, la dame des Baux
se tourna vers la Camargue. Son cœur se déchira à la vue des oiseaux roses s’abattant
à l’horizon. Le rappel du passé perdu et de la terrible défaite était si fort
qu’elle eut envie de se jeter sous les roues des chariots en route vers la Crau.
Cependant, il y avait la main de Bertrane dans la sienne. Cette
main chaude qui la serrait et l’entraînait. Et elle reprit goût brutalement à
la vie. Au loin, derrière les montagnes blanc et ocre du levant, de nouvelles
aventures l’attendaient.
Tu seras la reine de notre cour d’amour, lui confia Bertrane
au moment où Stéphanie s’abandonnait à sa destinée. Les troubadours chanteront
ta gloire et ta beauté, et nous composerons un long poème sur l’histoire des
Baux.
Ces dernières paroles n’étaient pas du goût de frère
Guillaume. Le chapelain se dit qu’il était temps de reprendre l’initiative et
de remettre ces dames dans le droit chemin. Il entama une louange que les deux
femmes
Weitere Kostenlose Bücher