La Fille Du Templier
guignaient du coin de l’œil. Les deux guerrières s’interrogeaient
sur son apparence. Leur comtesse allait s’attirer les foudres de son époux. Bertrand
tenait les femmes pour des pécheresses. Aucune, depuis la faute d’Eve, ne
méritait l’indulgence des hommes.
Elles longèrent le Figaret aux eaux gonflées par les
derniers orages. Chaque fois qu’elle se rendait là-bas, au bout de la vallée, Bertrane
avait l’impression de suivre un chemin de croix. Elle y allait toujours avec
angoisse, ne sachant quelle attitude adopter, quels propos tenir face à son
époux. Bertrand appartenait à un autre monde, le monde de la foi, des prières
et des mortifications. Jausserande était folle de lui avoir mis en tête cette
idée de séduction et de conquête. Elle prit une grande inspiration ; elle
savait que c’était plus qu’une idée.
— Le comte va-t-il me trouver à son goût ? demanda-t-elle
brusquement à Aubeline.
Prise de court, la fille du templier bafouilla :
— C’est que… Enfin… Je le pense.
— Il va me chasser, c’est ce que tu crois ?
— Non, mais il va s’agenouiller devant son crucifix et
t’obliger à faire de même.
— Que ferais-tu à ma place ?
— Je le pousserais dans ses retranchements. J’invoquerais
les obligations du mariage, les dangers qu’il fait courir à Signes et à toute
la région en n’ayant pas d’héritier. Oui, je le prendrais d’assaut.
— D’assaut, dis-tu ?
Elles se regardèrent et éclatèrent de rire. Ce moment de
joie fut bref. Le donjon émergeait au-dessus d’un piton rocheux. Elle ne
pouvait plus reculer. Il n’était plus question de raison, ni même d’un
quelconque désir légitime : à chaque pas de sa monture, elle cédait un peu
plus à son besoin charnel, comme à un vice trop longtemps contenu. Elle était
pleine d’histoires d’amour, d’aventures vécues à travers les débats de la cour
et les confidences de Jausserande.
Au pied de la colline, dans l’unique rue sinueuse du village
originel qui se dépeuplait peu à peu au profit de Signes, des enfants lui
firent fête. Cela aurait dû la réconforter. Elle était trop préoccupée par son
futur tête-à-tête avec Bertrand ; elle n’eut aucune parole gentille. Ils s’éparpillèrent
sous les murs massifs du château. Bertrane leva les yeux vers les créneaux, vers
les oriflammes, vers la grande croix dressée sur le donjon.
Aubeline et Bérarde contemplèrent à leur tour le symbole
avec une crainte respectueuse. Elles n’ignoraient rien des habitudes dévotes et
de la foi que le seigneur poussait jusqu’au fanatisme. Elles s’étaient toujours
demandé pourquoi Bertrand n’était pas parti avec Othon d’Aups.
Bertrand priait souvent sous cette croix. « Christ, Tu
ne T’es pas sacrifié en vain ! » criait-il parfois la nuit quand les
loups hurlaient à la pleine lune. Le mystère de la Résurrection l’obsédait ; il espérait se retrouver parmi les saints le jour du Jugement
dernier et il mettait tout en œuvre pour y parvenir.
Face à la porte béante par laquelle entraient et sortaient
paysans, moines, pèlerins et soldats, le cœur de Bertrane s’emballa. Elle
demeura sur place, sous les regards intrigués des sentinelles.
— Ma dame, s’enquit un sergent, veux-tu que j’aille
quérir le chapelain ?
Elle fut surprise. Était-ce donc l’image qu’elle donnait ?
L’image d’une femme allant à confesse ? Il était vrai que dans ce haut
lieu de contrition, les femmes n’avaient qu’un seul droit : celui de se
rendre à la chapelle Notre-Dame-l’Eloignée. Bertrand ne tolérait aucune
servante dans les habitations de la forteresse. Il croyait au diable. Les
femmes – il le répétait sans cesse à ses soldats peu enclins à le suivre dans l’abstinence
– étaient une engeance diabolique aux chairs avides de plaisirs malsains.
— Je me rends chez mon seigneur ! répliqua-t-elle
vivement.
— Seule alors.
— Comment seule ! Aubeline et Bérarde ont déjà eu
l’honneur d’être reçues par le comte. Aurais-tu oublié qu’elles ont tué la Bête ?
Le sergent contempla les deux guerrières qui se tenaient
nonchalamment sur leurs selles. La géante portait une lourde pique ; elle
l’abaissa vers lui. Il se troubla, regarda en direction du donjon avec une
expression où se mêlaient terreur et respect.
— C’est que…
— C’est que quoi ?
— Notre bon maître Bertrand est en
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