La Fille Du Templier
récitation.
— Que m’importent ses récitations ! Voilà plus de
trois semaines que j’attends sa visite à Signes et qu’il ne daigne même pas
répondre à mes lettres.
Aubeline poussa son cheval et força le passage, suivie de
Bérarde. Bertrane passa devant le sergent interloqué. Une fois arrivées au
donjon, elles abandonnèrent leurs chevaux aux garçons d’écurie. Tous les hommes
n’avaient d’yeux que pour les trois femmes qui avaient franchi la limite
autorisée à leur sexe.
Le donjon était bâti en blocs bruns parfaitement ajustés ;
il émergeait du piton dans lequel on avait creusé les caves et les passages
secrets. Un large escalier de pierres sèches y menait, tournant entre les
cuisines, le corps de garde et les palissades intérieures de défense. Elles n’eurent
pas un regard pour la chapelle devant laquelle une vingtaine de moines
chantaient l’ Agnus Dei. Bertrane accéléra le pas. À son passage, les
gardes se figeaient. Un chevalier, qui avait grade de capitaine des archers, n’osa
pas interdire l’accès du donjon à Aubeline et Bérarde.
La jeune femme était tendue. Elle réprimait ses tremblements.
Les conséquences de sa visite impromptue risquaient d’être terribles, mais elle
n’avait pas l’intention de renoncer. Gravissant les escaliers intérieurs de la
grosse tour, elle bouscula les écuyers et les gardes.
— Attendez-moi ici, dit-elle à Aubeline et Bérarde
quand elles parvinrent dans la salle d’armes décorée des trophées de la
première croisade.
Assis à l’une des trois tables, une demi-douzaine de
chevaliers buvaient du vin. Ils s’étaient tus à l’apparition des femmes. Aubeline
et Bérarde s’installèrent à leurs côtés sans vergogne. Bertrane pria tout bas
pour que n’éclate pas une rixe. Le clin d’œil que lui adressa Aubeline ne la
rassura guère.
À cinq marches de la porte épaisse qui la séparait de la
salle haute où Bertrand s’enfermait pendant de longues périodes, Bertrane s’arrêta.
Son cœur battait trop vite. Elle ferma un instant les yeux, imprima ses ongles
dans ses paumes et se reprit. Elle enleva son caraco qu’elle posa sur la
dernière des marches.
Une voix saccadée filtrait jusqu’à elle. Bertrand. Elle
souleva le crochet de fer qui retenait la porte au mur et poussa doucement le
battant. Il faisait sombre à l’intérieur. Toutes les meurtrières étaient
masquées de cuir et trois cierges sur un autel diffusaient un semblant de
clarté. Bertrand se tenait à genoux dans le halo.
— Saint Pierre, priez pour moi, saint André, priez pour
moi, saint Jean, priez pour moi, saint Basile, priez pour moi, saint Maurice, priez
pour moi…
La récitation. La longue litanie des saints. En voyant son
époux, Bertrane fut emplie d’effroi. Bertrand était méconnaissable. Les yeux
lui sortaient de la tête, son corps enrobé vêtu d’une robe grise de pénitent se
balançait d’avant en arrière. Ses mains étreignaient une petite croix en bois d’olivier
rapportée de Nazareth par le légendaire Guigo de Signes.
Il y eut un mouvement dans l’ombre. Une face rubiconde à
demi cachée par un capuce rabattu au ras des sourcils pénétra dans le halo. Bertrane
reconnut Guillaume le chapelain. Le brave prélat lui fit signe de s’en aller
mais son geste discret n’échappa pas à Bertrand.
— Saint Jérôme… Qui vient là ? Ah, c’est toi, mon
amie ?
Il se renferma. Cela dura le temps d’un Notre Père. Plus un
mot ne sortit de ses lèvres serrées. Seul le chant lointain des moines
troublait le calme profond de la salle où veillaient des statues de saints. Dans
son coin, Guillaume conservait son air bigot et affectait de contempler la
croix d’argent placée sur l’autel de marbre antique que Bertrand avait fait
venir à grands frais de Rome.
Bertrane regardait son mari, l’autel, devina le lit à l’autre
bout de la pièce. Il était rarement défait. Le seigneur dormait la plupart du
temps à même le sol sur une mince couche de paille. Une odeur d’encens flottait.
Elle aurait préféré gagner la campagne, fuir sur-le-champ au loin. Très loin, car
retourner chez son père à Solliès n’aurait rien changé à la situation. Son
vieux père l’aurait ramenée à Bertrand, attachée sur un chariot. Elle n’aimait
pas le comte. L’amour, elle en était sûre, arriverait tout à coup, la touchant
au cœur aussi rapidement que l’éclair tombe sur l’arbre qu’il
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