La Fille Du Templier
trois tonneaux avaient été mis en perce dans la cour
de la citadelle et les soldats avaient dansé la gigue et fait des rondes avec
les servantes arméniennes, arabes et grecques.
Jean loua la malice du souverain. Cependant il doutait
encore du plan quand il atteignit la poterne. Elle était fermée.
— Ce n’était pas prévu, souffla ironiquement Othon.
— Nom de Dieu ! jura un homme. On va se faire
repérer.
Othon fourragea dans la serrure de la pointe de sa dague, mais
il n’avait pas les talents d’un voleur. Jean allait commander la retraite quand
la porte s’ouvrit, laissant apparaître la gueule du traître payé la veille dans
l’église Saint-Siméon.
— Vite ! Vite ! fît-il.
L’homme, un écuyer lyonnais au service de Raymond de
Poitiers, les poussa un à un à l’intérieur du château. Jean avait les nerfs
tendus. Il envia la décontraction apparente d’Othon ; le templier se
déplaçait dans le noir comme un chat. Ses yeux luisaient. Il fut le premier à
atteindre l’escalier en colimaçon. Jean aurait bien voulu être l’une des
chauves-souris qui pullulaient dans Antioche et s’envoler vers les étages supérieurs
sans provoquer l’alerte. Il n’avait pas une confiance absolue envers le traître
qui les avait introduits dans la place.
Othon avait l’écuyer à l’œil. À la vitesse avec laquelle il
maniait sa dague, il y avait de fortes chances pour que l’homme ait la gorge
tranchée avant de pousser le moindre cri. Jean se fit violence. Ne plus penser
à rien. Ne plus s’imaginer que des tueurs les attendaient plus haut. Il dégagea
lentement son épée du fourreau, fit passer son poignard dans la main gauche et
se fia à son instinct.
Ils gagnèrent sans dommage les courtines. Jean aperçut un
garde proprement égorgé. Un autre reposait à demi couché sous la voussure de la
porte du donjon. Othon se glissa sous le linteau. Le traître le retint par le
bras.
— Faites attention, messire ; ils sont cinq dans
la salle des gardes.
— Et si je te compte, nous sommes quinze, répondit le
templier. À un contre trois, ils n’ont aucune chance.
— Il faudra les éliminer… vous… Mon rôle s’arrête ici.
— Assez de morts, nous les assommerons, intervint Jean.
— Ce ne sont que des Arméniens à la solde de Raymond, ajouta
l’écuyer.
— Ce sont aussi des chrétiens, gronda Jean. Ne te
trompe pas d’ennemi, l’ami. Tu es ici pour combattre les musulmans.
Jean et Othon contemplèrent leur troupe. La meute livide
attendait, couteaux et épées aux mains. Jean évalua les siens. Pour ces croisés
fraîchement débarqués en Orient, Arméniens, Turcs, Juifs, Égyptiens
appartenaient à la même race. Que les premiers fussent chrétiens, ils n’en
avaient cure. Les Arméniens étaient condamnés à périr.
L’écuyer les laissa passer avant de disparaître. Il revenait
désormais aux Provençaux et aux templiers de terminer le travail. Tandis que
Jean et Othon se précipitaient vers l’étage supérieur, les douze hommes se
penchèrent sur les gardes endormis, puis les abandonnèrent sur leurs couches, la
gorge tranchée. Ce fut fait dans un tel silence qu’à aucun moment Jean ne cessa
d’entendre battre son cœur. Il touchait au but. Un grand chevalier somnolait
sur un tabouret. D’un violent coup de quillon à la tempe, il le fit sombrer
dans l’inconscience.
Othon approcha son oreille d’une porte. Derrière lui, trois
compères attendaient l’ordre d’investir l’ultime et dernière pièce qui n’était
autre que la chambre du puissant prince d’Antioche, le comte de Poitiers, Raymond.
— Nous entrons tous deux, dit Jean à Othon. Vous trois,
vous attendez ici. N’intervenez que si l’affaire tourne mal.
Il fallait du courage pour se couler dans cet antre. Jean
puisa le sien en baisant la croix en bois de noisetier qui pendait à son
poignet gauche. Il repoussa le battant. Othon écarta la lourde tenture de cuir.
Ils se figèrent sur place, incapables de remuer un doigt. Ce qu’on racontait
dans le camp des croisés était donc vrai.
Devant eux, sous les lumières vacillantes d’une vingtaine de
lampes à huile, il y avait un large lit. Et sur ce vaisseau de soie et de lin
surmonté de l’emblème poitevin, se trémoussait paresseusement une jeune femme. Elle
chevauchait le prince au visage fatigué. Elle s’appelait Eléonore d’Aquitaine ;c’était l’épouse du roi de France et la nièce de l’homme dont
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