La fuite du temps

y a au moins vingt
minutes.
     
    — Ils ont juste à
les redemander, dit son mari, indifférent.
     
    Laurette ne
l'écouta pas. Elle venait d'apercevoir leur serveur en train de faire des
courbettes devant un gros
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    homme chauve
assis seul à une table située à une douzaine de pieds de la leur.
     
    — Aïe!
l'interpella-t-elle assez fort pour attirer l'attention de l'employé.
     
    Ce dernier leva
la tête pour tenter de trouver qui osait le héler de façon aussi vulgaire.
Lorsqu'il s'aperçut que l'appel venait de la femme habillée en bleu au tour de
taille imposant, il voulut faire semblant de l'ignorer.
     
    — Aïe chose!
Est-ce que tu vas te réveiller? dit Laurette assez fort pour que plusieurs
têtes se tournent dans sa direction.
     
    — Laurette! fit
Gérard, rouge de honte.
     
    Mais sa femme ne
l'entendait plus, toute à sa colère. Le serveur ne put feindre plus longtemps
de ne pas l'avoir entendue. Il s'excusa auprès du client avec un sourire
contraint et vint vers la table des Morin en affichant une mine réprobatrice
qui en disait long sur ce qu'il pensait des manières de l'occupante.
     
    — Madame? — Dis
donc, chose, est-ce que t'es sourd? l'apostropha Laurette. Ça fait une
demi-heure que le monsieur à côté de nous autres t'a demandé des pinces pour
son homard.
     
    Qu'est-ce que
t'attends pour les apporter? — Mais, madame! protesta l'autre dont le visage
avait subitement pâli.
     
    — Laisse faire
tes «madame», lui ordonna-t-elle sèchement. Est-ce qu'il va falloir que j'aille
les chercher moi-même dans la cuisine, maudit verrat? — Mais j'y allais,
madame, protesta le serveur en jetant un coup d'oeil vers le couple âgé qui ne
disait rien.
     
    — T'es mieux d'y
aller et surtout de revenir vite, le menaça Laurette, un ton plus bas.
     
    L'employé
disparut entre les tables et revint moins d'une minute plus tard pour déposer
sur la table voisine les pinces tant attendues.
     
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    — Merci, madame,
dit la vieille dame à Laurette après que le serveur eut tourné les talons pour
s'occuper de ses autres clients.
     
    Gérard renonça à
finir son assiette tant la sortie de sa femme l'avait mis mal à l'aise.
     
    — Bâtard que t'es
pas sortable, Laurette! finit-il par lui dire, les dents serrées.
     
    — J'ai rien fait
de mal, protesta cette dernière. Le pingouin est là pour servir les clients. Il
a juste à faire sa job comme du monde s'il veut pas se faire écoeurer. Bon,
toi, tu fais ce que tu veux, mais moi, j'ai encore faim pour du dessert.
     
    Sur ces mots,
elle le planta là et se dirigea, pleine de dignité, vers la longue table où
gâteaux, tartes et crèmes à diverses saveurs attendaient les gourmands. Devant
un tel étalage de pâtisseries, Laurette ne sut d'abord quoi choisir.
     
    Gérard finit par
venir la rejoindre. Il la regarda déposer sur son assiette un morceau de gâteau
au chocolat, une portion de tarte au sucre, deux éclairs à la crème pâtissière
et un bol de pudding au riz.
     
    — Es-tu sûre que
tu vas en avoir assez? lui demanda-
    t-il,
sarcastique.
     
    — C'est juste un
commencement, lui répondit-elle. Je vais revenir, ajouta-t-elle avant de
retourner à leur place en s'avançant entre les tables comme un vaisseau amiral.
     
    Laurette ne
retourna pas une, mais bien deux fois à la section buffet réservée aux
desserts. Ses allers-retours finirent par attirer l'attention des gens assis
aux tables voisines qui chuchotaient entre eux après chacun de ses passages.
     
    — Tabarnouche,
l'estomac va t'éclater si t'arrêtes pas, lui fit remarquer Gérard qui s'était
contenté d'un morceau de tarte aux raisins. Le gérant va finir par venir nous
sacrer dehors avant que le restaurant fasse faillite.
     
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    — Laisse faire,
lui répondit sa femme en s'essuyant la bouche avec sa serviette de table.
Gilles et Florence ont payé le gros prix pour ce repas-là. Le moins qu'on
puisse faire, c'est de manger à notre faim.
     
    Finalement, un
autre serveur s'approcha d'eux et leur proposa du thé ou du café après avoir
discrètement déposé l'addition près de Gérard. Ce dernier sursauta en la
consultant.
     
    — Qu'est-ce qu'il
y a? lui demanda sa femme.
     
    — Cybole! Sais-tu
combien coûte le repas? — Non.
     
    —
Cinquante-quatre piastres avec le vin.
     
    — Combien Gilles
a payé là-dessus, d'après toi? — Quarante.
     
    — Verrat, c'est
ben cher! s'exclama Laurette. Pour ce prix-là, on aurait pu aller