La fuite du temps
servir quand bon leur semblerait.
— Aie! Je lui
aime pas la face à celui-là, déclara Laurette à voix basse. On dirait qu'il a
avalé un balai. C'est peut-être pour ça qu'il marche les fesses serrées. A part
ça, j'ai l'impression que ce maudit restaurant-là engage son monde à l'hospice
d'à côté.
— Exagère pas,
Laurette. Le gars est pas si vieux que ça. Il doit avoir à peu près notre âge.
— Il fait plus
vieux, trancha sa femme sur un ton qui ne souffrait aucune contestation.
— Moi, je
commence à avoir faim, déclara Gérard. Est-
ce qu'on y va? —
Je veux ben, répondit Laurette, mais dans quoi on va manger. Il y a même pas
d'assiette sur notre table. Il me semble que le pingouin aurait dû s'occuper de
ça plutôt que de faire le frais.
— On va aller
voir au buffet. Les assiettes sont peut-
être là.
— C'est correct,
dit Laurette en se levant. D'après toi, est-ce que je peux laisser ma sacoche à
côté de ma chaise sans risquer de me la faire voler? — Je pense pas qu'il y ait
du danger, affirma son mari après avoir jeté un coup d'oeil au couple de
vieilles personnes assis à la table voisine.
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Ils se dirigèrent
tous les deux vers la section du restaurant où étaient disposées plusieurs
longues tables couvertes de nombreux plats plus appétissants les uns que les
autres.
— Regarde,
chuchota Gérard en s'emparant d'une assiette. Ils les ont mises au bout des
tables. Essayes-tu un homard? — Ben non. J'en n'ai jamais mangé et ça a l'air
trop compliqué à défaire, dit Laurette en commençant à déposer dans son
assiette divers hors-d'oeuvre.
Lorsqu'elle
revint à sa table, son assiette était surchargée de mousse au saumon, de
diverses salades et de tranches de viande froide. Gérard la rejoignit un
instant plus tard.
A la table
voisine, le vieux monsieur venait d'intercepter le serveur pour qu'il leur
apporte des pinces nécessaires pour décortiquer les homards que sa femme et lui
venaient de prendre au buffet. L'homme fit signe qu'il avait entendu et se
dirigea vers une autre table occupée par un jeune couple.
Il ne fallut que
quelques minutes à Laurette pour vider son assiette. Elle émit un rot discret
et recula discrètement de deux crans la ceinture de sa robe.
— Verrat que
c'est bon! ne put-elle s'empêcher de dire après avoir vidé sa coupe de vin. Je
pense que je vais aller me servir une autre fois.
— Prends ton
temps, lui conseilla son mari. Si tu manges trop vite, tu vas être bourrée dans
dix minutes.
Fume une
cigarette. Il y a rien qui presse.
Laurette décida
d'en griller une en attendant que Gérard ait terminé son assiette. Pour
s'occuper, elle regarda le couple voisin. Les deux vieillards attendaient
encore que le serveur veuille bien apporter les pinces demandées.
— Je te dis qu'il
est pas pressé de leur apporter ce qu'ils ont demandé, murmura-t-elle à son mari
en se penchant légèrement au-dessus de la table.
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Gérard ne fit
aucun commentaire. Il fuma une cigarette, lui aussi, avant de retourner au
buffet. Cette fois-ci, le couple se dirigea résolument vers les plats chauds.
— As-tu vu le
gros roast beef? s'extasia Laurette en affichant une mine gourmande.
— Moi, je pense
que je vais prendre de la dinde. Elle a l'air trop bonne, répondit son mari en
tendant son assiette vers l'un des cuisiniers doté d'une haute toque blanche
qui officiait derrière la table.
Laurette imita
son geste et un second cuisinier mit deux tranches de boeuf dans son assiette.
— Est-ce que je
peux en avoir plus? demanda-t-elle.
— Bien sûr,
madame, répondit le jeune homme en lui servant deux autres tranches.
Laurette s'arrêta
au passage pour prendre une large portion de pommes de terre en purée et une
tranche de jambon avant de regagner sa table. Gérard la rejoignit un moment
plus tard. Tous les deux se mirent en devoir de dévorer le contenu de cette
seconde assiette sans trop se préoccuper de la musique d'ambiance et des
clients qui ne cessaient d'arriver.
Soudain, Laurette
leva la tête de son assiette à demi vide et remarqua que le couple voisin
attendait encore les pinces demandées au serveur.
— Ça a pas d'allure
de rire du monde comme ça!
s'exclama-t-elle
à mi-voix.
— De quoi tu
parles? s'étonna Gérard.
— Des vieux, à
côté. Ils ont pas encore les pinces qu'ils ont demandées il
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