La fuite du temps

dirigea vers sa chambre en traînant un peu les pieds.
     
    — Pauvre petite
fille! murmura Laurette après qu'elle eut entendu la porte se refermer derrière
Carole. Si elle s'imagine que tout va redevenir comme avant, elle va déchanter
vite.
     
    La semaine
suivante, Laurette se rendit à l'appartement de la rue Saint-Denis tous les
jours de la semaine. Le jeudi
    459
    et le vendredi,
elle ne rentra à la maison que vers dix heures trente parce que Marthe avait
évidemment dû travailler jusqu'à huit heures à la banque. Chaque fois, la mère
de famille trouvait l'appartement plongé dans le noir. Gérard était déjà couché
et faisait probablement semblant de dormir pour manifester son mécontentement.
     
    La veille de
Noël, Carole avait une semaine de retard sur la date prévue pour son
accouchement et elle s'en inquiétait.
     
    — Énerve-toi pas
avec ça, lui disait sa mère pour l'apaiser. Ça arrive souvent au premier.
     
    En réalité,
Laurette était au moins aussi angoissée que sa fille par cette attente qui ne
semblait plus avoir de fin. Elle aurait aimé inviter à son réveillon Carole et
sa colocataire, mais l'état de la première lui interdisait tout déplacement et
la seconde avait clairement laissé entendre qu'elle demeurerait avec elle ce
soir-là. En réalité, cet état de fait avait un peu soulagé la mère de famille
qui évitait ainsi une sérieuse dispute avec Gérard qui n'aurait probablement
pas accepté facilement de recevoir sa fille à la maison.
     
    Avant de quitter
l'appartement pour assister à la messe de minuit, Laurette téléphona chez
Carole pour demander qu'on la prévienne sans faute s'il se produisait quelque
chose. Après avoir vérifié une dernière fois que la table était correctement
dressée et que tout était prêt pour la distribution des étrennes, elle suivit
son mari à l'extérieur.
     
    Une petite neige
s'était mise à tomber une heure auparavant et les locataires du quartier
avaient allumé les guirlandes de lumières multicolores qui décoraient leurs
fenêtres ou leur balcon.
     
    — Là, ça a l'air
des fêtes, dit Laurette en se cramponnant au bras de son mari par crainte de
tomber. Tout est blanc partout.
     
    460
     
    — Ouais. Je me
demande ben pourquoi Rosaire et Colombe sentent le besoin d'aller passer les
fêtes à Miami encore cette année, fit son mari.
     
    — Ça fait juste
du monde de moins à inviter, répondit sa femme, plutôt heureuse de ne pas avoir
à recevoir sa belle-soeur. On est une assez grosse gang au réveillon, on peut
se passer d'eux autres. Surtout que cette année, on va avoir Armand et
Pauline...
     
    — Comment ça se
fait qu'ils reçoivent pas leurs deux filles? lui demanda Gérard. D'habitude,
Pauline fait toujours un réveillon, la veille de Noël.
     
    — Je le sais pas,
reconnut Laurette. Peut-être qu'ils ont accepté mon invitation parce que j'ai
dit qu'on irait à son souper de Noël. Peut-être aussi parce que Louise et
Suzanne sont invitées chez des amis.
     
    Un nombre
impressionnant de fidèles avait envahi les trottoirs. Tous se dirigeaient sans
se presser vers l'église Saint-Vincent-de-Paul. Le bedeau finissait de déneiger
les marches conduisant au parvis quand les Morin arrivèrent à l'église. Ils se
glissèrent dans le temple tout illuminé pour l'occasion et un marguillier leur
trouva deux places dans les premiers bancs, juste en face de la crèche montée
devant l'autel de la Vierge.
     
    Il restait près
de quarante minutes avant le début de la cérémonie religieuse et la plupart des
gens s'entretenaient à mi-voix après avoir retiré leur manteau trop chaud.
     
    — Jean-Louis
aurait ben pu venir à la messe de minuit avec nous autres, déclara Gérard.
     
    — Il avait
affaire à sortir à soir, mais il m'a promis d'être revenu à temps pour le
réveillon.
     
    — Où est-ce qu'il
allait? — Je le sais pas. Il me l'a pas dit.
     
    Cependant, la
mère de famille avait deviné que son fils allait passer la soirée avec sa soeur
et Marthe.
     
    461
    CHÈRE LAÜRETTE
Après ce bref échange, Laurette se mit à prier silencieusement pour Carole dont
la délivrance tardait tant. Elle était si abîmée dans ses pensées que le
passage dans l'allée de l'abbé Latendresse, le nouveau vicaire de la paroisse,
la fit sursauter. Elle le vit se diriger vers la porte de la sacristie, l'air
affairé, dans le froufrou de son aube blanche.
     
    — Lui, en tout
cas, il risque pas qu'une fille