La fuite du temps
semaines. Elle a une longue expérience de monitrice et je
vous demande de collaborer avec elle.
— Bonjour, dit la
nouvelle venue en regardant sans aucune timidité les visages tournés vers elle.
La jeune femme de
taille moyenne devait avoir une trentaine d'années. Elle possédait un agréable
visage ovale éclairé par des yeux pers brillants d'intelligence. Ses joues
rondes étaient parsemées de quelques taches de rousseur.
— Bon. Il reste
quinze minutes avant d'ouvrir les portes, reprit le gérant en jetant un coup
d'oeil à la grosse horloge murale, vous pouvez retourner à votre travail.
Leopold Lozeau
adressa un mince sourire à sa nouvelle monitrice et rentra dans son bureau
vitré dont il referma la porte. Huguette Bélanger conduisit Marthe Paradis dans
la pièce à l'arrière qui servait de vestiaire et de cuisine aux employés pour
qu'elle puisse y suspendre son manteau.
Un instant plus
tard, la monitrice revint à son tour dans la succursale et s'arrêta à la longue
table où les commis étaient occupés à classer les cartes sur lesquelles étaient
inscrites les transactions des clients. Elle leur demanda de se présenter avant
de poursuivre son chemin vers la première caisse où Marcelle Desjardins
finissait de se préparer à accueillir les premiers clients de ce lundi avant-
midi. Marthe
Paradis lui dit quelques mots à voix basse, ce qui eut le don de faire sourire
la caissière. Ensuite, elle passa à Olivette Poirier, la seconde caissière,
avant de s'arrêter finalement près de Jean-Louis.
— Bonjour. À ce
que je vois, t'es le seul homme caissier, lui dit-elle avec un charmant
sourire.
— Bonjour,
répondit Jean-Louis en rougissant légèrement.
On était deux
jusqu'à il y a quinze jours. Michel Neveu était le quatrième caissier. Il est
parti en training
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comme moniteur,
ajouta-t-il en cachant mal son amertume qu'on ait préféré quelqu'un de plus
jeune que lui.
Marthe Paradis
sembla comprendre, mais ne fit aucun commentaire.
— Ils l'ont pas
encore remplacé? demanda-t-elle, étonnée.
— Pour moi, le
bureau-chef est à la veille de nous envoyer quelqu'un, avança Jean-Louis.
— En tout cas,
s'il y a trop de clients aux caisses, je viendrai ouvrir la quatrième pour vous
donner un coup de main, se contenta-t-elle de lui dire avec un sourire.
Après cette
courte tournée de ceux qu'elle avait le mandat de diriger, la jeune femme alla
s'asseoir à son bureau situé à côté de celui de la comptable. Au même moment,
Huguette Bélanger déverrouilla les portes et une dizaine de clients matinaux
prirent les caisses d'assaut.
Durant tout
l'avant-midi, la clientèle fut assez nombreuse pour occuper tous les employés.
De temps à autre, la nouvelle monitrice quittait son bureau pour aller répondre
à des clients au comptoir quand la comptable était débordée.
Au début de
l'après-midi, il y eut un creux vers treize heures. Les commis se mirent à
classer les cartes des comptes pendant que les caissiers vérifiaient les
dernières transactions. À un certain moment, Marthe Paradis vit Maurice
Pronovost s'approcher de Jean-Louis en se dandinant outrageusement, ce qui
suscita les ricanements de son voisin. La jeune femme ne dit rien, mais elle
fixa le dos de Jean-Louis durant un long moment.
Moins d'une heure
plus tard, penchée sur un classeur, elle était à examiner le relevé d'un compte
commercial
quand elle
entendit le même Pronovost parler sur le bout de la langue en cassant le
poignet tout en jetant des regards énamourés vers le troisième caissier. Elle
vit le cou de
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Jean-Louis
rougir, signe qu'il savait ce qui se passait dans son dos.
Aux yeux de la
monitrice, le geste dépassait la limite du tolérable. Le regard en feu, elle
laissa tomber son travail et s'approcha vivement du plaisantin.
— Monsieur?
demanda-t-elle durement au commis en se plantant devant lui.
— Maurice
Pronovost.
— Monsieur
Pronovost, voulez-vous me suivre en arrière, s'il vous plaît? — Est-ce que je
suis obligé? demanda le commis avec un air effronté pour faire rire les autres
employés assis à la table de travail.
— Non. Peut-être
aimez-vous mieux passer directement au bureau de monsieur Lozeau avec moi? —
Non. C'est correct, répondit le jeune homme que sa houppe de cheveux blonds
faisait ressembler à Tintín.
Il se leva et se
dirigea vers la pièce voisine,
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