La fuite du temps
cent cinquante piastres, ça m'aiderait à me sortir du trou, avait-il
reconnu en déposant un baiser sur l'une de ses joues.
— Cent cinquante
piastres! s'était exclamée la jeune fille. C'est plus que la moitié de ce que
j'ai dans mon compte de banque.
— Si c'est trop,
laisse faire, avait dit André sur un ton désabusé.
— Non, non. Je
vais te les passer. Mais quand penses-tu être capable de me les remettre? —
Dans pas longtemps. Est-ce que c'est pressant comme un coup de couteau?
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— Ben. C'était
l'argent que je mettais de côté pour me louer un appartement, avait-elle
répondu d'une toute petite voix.
— Dans ce cas-là,
garde-le, ton argent. Je vais perdre mon char et mon frère va me sacrer dehors.
Je vais prendre mes guenilles et aller voir à Québec s'il y aurait pas de
l'ouvrage pour moi.
— Ben non. Fais
pas ça, l'avait supplié Carole, bouleversée par la perspective de le perdre. Je
vais te passer l'argent et tu me le remettras dès que tu seras capable.
J'ai confiance.
Je vais attendre pour louer un appartement.
T'as juste à
venir me chercher après l'ouvrage, demain soir.
— C'est correct.
Je vais m'organiser pour te remettre ton argent à la fin d'avril. Je suis sûr
de me trouver une job avant ça.
A l'instant où la
jeune fille finissait de se remémorer cette scène de la veille, elle aperçut
l'Oldsmobile rouge se diriger vers elle. Le véhicule s'arrêta et le conducteur
se pencha vers la porte du passager pour la déverrouiller.
— Dépêche-toi
d'embarquer, lui ordonna-t-il. J'ai pas le droit de m'arrêter.
Avant d'être
arrivée chez elle, elle lui tendit l'enveloppe dans laquelle elle avait placé
les cent cinquante dollars.
Pour elle, la
somme représentait plus de trois semaines de salaire. En échange, elle n'eut
droit qu'à un merci.
Cette semaine-là,
les Morin se lancèrent dans leur grand ménage printanier. Tous les plafonds,
les murs et les parquets furent nettoyés à fond, On lava aussi les rideaux et
les vitres des fenêtres. Le travail se déroula si rapidement que Laurette
décida de demander à Gérard et à Gilles de repeindre sa cuisine.
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— Ah non! Pas de
la peinture en plus, protesta Gérard, ulcéré.
— Il est trop
tard pour reculer. Je suis allée acheter un gallon d'émail blanc à matin.
— Franchement,
m'man, vous exagérez! s'exclama Gilles en dissimulant mal son irritation.
— Aïe, toi! Viens
pas imiter ton père ici dedans. Arrêtez de vous lamenter et grouillez-vous,
leur ordonna-t-elle.
Cette cuisine-là
a pas été repeinturée depuis cinq ans.
Même lavée, elle
est encore jaune. A vous deux, vous en avez même pas pour une heure et demie
d'ouvrage. Je vais vous donner un coup de main. Je vais essuyer les coulisses
de peinture, si vous en faites. Quand Jean-Louis va avoir fini de nettoyer la
salle de bain, il va venir vous donner un coup de main.
— Laissez faire,
m'man. À trois, on va se nuire.
Gilles regarda
son père et prit le gallon de peinture que sa mère lui tendait. Ce soir-là, il
fallut ouvrir la fenêtre de la cuisine pour aérer tant l'odeur de l'émail était
forte, mais Laurette se coucha satisfaite.
— Là, la maison
est à mon goût, dit-elle à Gérard en guise de remerciement.
— J'espère ben,
ajouta ce dernier. Une chance que ta maladie de tout nettoyer revient juste une
fois par année.
Pâques ne donna
lieu à aucune réunion de famille chez les Morin. Tous les enfants avaient été
invités quelque part.
Seul Jean-Louis
était demeuré à la maison, même si son oncle Bernard avait insisté pour qu'il
se joigne à ses parents et vienne manger chez lui.
— Pour une fois
que ta tante Marie-Ange nous invite à manger, lui dit sa mère, tu devrais te
forcer et venir.
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— Moi, m'man,
j'ai ben de la misère à l'écouter se plaindre de ses maladies pendant toute une
soirée. J'aime mieux rester ici dedans.
— Nous autres
aussi, intervint son père, mais c'est ça ou l'entendre vanter pendant des
heures son Germain, la huitième merveille du monde.
— Je te dis
qu'elle va en faire un drôle de tata de son Germain, si elle le lâche pas, dit
Laurette en finissant de se préparer pour cette sortie.
Elle était trop
partiale pour se rendre compte que la femme de son frère avait exactement le
même comportement envers son fils unique qu'elle avait
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