La fuite du temps
Gilles et Carole étaient déjà au lit.
— Cybole! Il est
passé minuit, chuchota Gérard en regardant l'horloge murale après avoir allumé
le plafonnier
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de la cuisine.
Demain matin, je vais tirer de la patte pour me lever.
Sans rien dire,
Laurette se dirigea vers la boîte de chocolats Laura Secord que son mari lui
avait offerte le matin même, en revenant de la grand-messe. Elle enleva le
couvercle et se mit à peser du bout du doigt sur certains chocolats en adoptant
un air concentré. Intrigué, Gérard s'approcha pour regarder ce qu'elle faisait.
— Qu'est-ce que
tu fais là? — Je cherche les chocolats avec une cerise, répondit-
elle.
— Tu penses pas
que tu ferais mieux de mettre tes lunettes et de regarder sur le couvert de la
boîte? Ils te donnent le portrait des chocolats qu'il y a dans la boîte.
— J'en ai trouvé
un, dit-elle en gobant un chocolat.
Hum, que c'est
bon! ajouta-t-elle, la mine gourmande, en repérant un autre chocolat qui prit
le même chemin que le premier. En veux-tu un? — Non. Pas avant de me coucher,
refusa Gérard en commençant à retirer ses chaussures. A ta place, j'en
mangerais pas trop. C'est pas bon pour la ligne, ajouta-t-il, narquois.
— Aïe, Gérard
Morin! protesta Laurette. Tu m'as pas donné ce chocolat-là pour que je me
contente de le regarder, non? — Ben non.
— C'est pas un ou
deux petits chocolats qui vont me faire engraisser, tu sauras.
Gérard se
contenta de la laisser dans la cuisine et se dirigea vers leur chambre à
coucher afin de se préparer pour la nuit. Cinq minutes plus tard, sa femme vint
le rejoindre pour la prière du soir. Il était convaincu qu'elle avait pioché à
deux ou trois autres reprises dans sa boîte avant de la remettre sur le
réfrigérateur.
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La dernière chose
que Laurette lui dit avant de s'endormir fat: — Demain avant-midi, je vais tout
de même m'informer pour savoir ce qui se passe avec le bail.
Le lendemain
matin, Laurette était en train d'étendre sa première cordée de vêtements
fraîchement lavés quand elle entendit le grincement caractéristique de la
poulie de la corde à linge de Rose Beaulieu, sa voisine à l'étage depuis plus
de dix ans. Elle abandonna son panier de linge mouillé à demi plein sur le
balcon et descendit les trois marches de l'escalier pour pouvoir voir la femme
de Vital Beaulieu.
Si Laurette avait
un tour de taille appréciable, celui de Rose Beaulieu le dépassait, et de
beaucoup. Les deux femmes entretenaient des relations plutôt cordiales depuis
que Laurette lui avait appris à ne pas se laisser «maganer», comme elle le
disait, par son mari alcoolique, un petit homme mauvais comme la gale.
Laurette leva la
tête vers le balcon du deuxième étage au moment même où sa voisine l'aperçut,
campée au milieu de la cour.
— Bonjour, madame
Beaulieu. Dites donc. Est-ce que vous avez vu le bonhomme Tremblay
dernièrement? — Non. C'est Smith qui est venu chercher le loyer du mois
d'avril, il y a quinze jours.
— Oui, c'est aussi
lui qui est venu chercher le nôtre.
D'après vous,
qu'est-ce qui se passe avec le nouveau bail? D'habitude, Tremblay vient
chercher le dernier loyer de l'année et il en profite toujours pour nous faire
signer le bail.
— Je le sais pas,
avoua la voisine. Mon mari se posait la même question, la semaine passée.
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— Je pense que je
vais téléphoner pour savoir ce qui se passe, conclut Laurette.
— Si vous faites
ça, madame Morin, oubliez pas de m'en donner des nouvelles.
Une heure plus
tard, Laurette rangea sa laveuse et remit de l'ordre dans sa cuisine. Elle
allait consulter son bottin téléphonique pour retrouver le numéro de téléphone
du fondé de pouvoir de la compagnie Dominion Oilcloth quand un coup de sonnette
impératif la fit sursauter.
— Bon. Qui c'est
ça, à cette heure? demanda-t-elle d'une voix exaspérée en se dirigeant vers la
porte d'entrée de l'appartement.
Elle souleva un
coin du rideau masquant la fenêtre de la porte et aperçut un petit homme à la
mise soignée, tenant sous le bras un porte-documents en cuir.
— Ah ben, lui, on
peut dire qu'il tombe à pic! s'exclama-t-elle en reconnaissant Armand Tremblay,
le fondé de pouvoir de la Dominion Oilcloth. Il est mieux de pas m'arriver avec
une augmentation de loyer parce qu'il va m'entendre, lui.
Elle ouvrit la
porte.
— Bonjour,
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