La fuite du temps
Surtout,
donne-toi pas un tour de rein, toi, dit Gérard en passant près de lui, tenant
difficilement l'une des extrémités d'un bureau triple.
— Parlez-moi pas
de la Christ de mode des meubles de style espagnol, jura Richard en train de
s'escrimer à l'autre extrémité du lourd bureau en noyer. Ça pèse une tonne, ces
maudites cochonneries-là!
— Toi, surveille
ta langue sale, le menaça sa mère qui l'avait entendu.
Richard ne
répliqua pas. Il se contenta de dire à ses cousines Louise et Suzanne qui
cherchaient à l'aider à transporter la commode: — Laissez faire, les filles.
C'est ben trop pesant pour vous autres. Si vous lâchez dans l'escalier, ça va
nous déséquilibrer et c'est moi qui va me faire écrapoutir comme une crêpe en
dessous.
— Et ça arrangera
pas ton genre de beauté, se moqua Carole en train de placer dans une boîte les
derniers morceaux de vaisselle.
— Une chance
qu'on s'en va dans un premier, fit
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remarquer la
tante Pauline. Ça va être pas mal moins forçant pour les hommes quand ils vont
décharger, tout à l'heure.
— Et ton ménage,
là-bas? lui demanda Laurette, qui l'aidait à ranger les derniers vêtements
tirés de la penderie de sa chambre à coucher.
— On a tout
repeinturé. Avec les filles pour nous aider, ça s'est fait vite. En trois
jours, tout était parfait. Tu vas voir tout à l'heure... Ça va peut-être te
donner le goût, à toi aussi, de déménager.
Quelques jours
plus tôt, Laurette lui avait appris au téléphone son expulsion prochaine de
l'appartement que les Morin habitaient depuis si longtemps.
Au moment où les
apprentis déménageurs décidaient de faire la chaîne pour charger toutes les
boîtes et les petits objets entassés encore dans l'appartement, Jean-Louis
arriva sur les lieux.
— Tiens, v'ià de
l'aide qui arrive, claironna Bernard Brûlé, qui venait de choisir de se placer
en tête de la chaîne, sachant pertinemment que c'était là le poste le moins
éreintant.
— T'aurais pas
dû, dit Pauline à son neveu. Tu dois être pas mal fatigué après ta journée
d'ouvrage.
— Ben non, ma
tante, ça va lui faire juste du bien de faire un peu d'exercice, intervint Richard.
Viens-t'en dans la boîte du truck avec moi, dit-il à son frère aîné. À deux, on
sera pas de trop pour placer tout ce qu'ils vont descendre.
La chaîne se mit
progressivement en marche dès que Jean-Louis eut revêtu ses vieux vêtements. La
petite pluie du début de la soirée s'était transformée en averse un peu plus
forte. Malgré tout, à neuf heures, Pauline et son mari firent une dernière
inspection de l'appartement qu'ils abandonnaient pour s'assurer qu'ils
n'avaient rien oublié.
Laurette finissait
de balayer les pièces au moment où son frère annonçait qu'ils pouvaient partir.
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Ce dernier
verrouilla les portes et laissa ses clés au voisin du rez-de-chaussée avant de
prendre le volant du camion.
— Roule pas trop
vite, lui conseilla son frère Bernard en montant à ses côtés. On a beau avoir
ben enveloppé tes meubles, il faut pas s'arranger pour en perdre en chemin.
Les Morin
montèrent dans les voitures de Richard et de Gilles, et suivirent le camion qui
tressautait chaque fois que le conducteur ne parvenait pas à éviter un nid-
de poule.
— Il va finir par
échapper quelque chose, prédit Richard dont la Pontiac suivait de près le
camion.
— Moi, j'ai ben
plutôt l'impression que l'oncle Armand et ses filles vont coucher sur des
matelas pas mal mouillés, dit Pierre Crevier qui riait, en montrant à sa
belle-mère assise sur la banquette arrière, les trois matelas sur lesquels la
pluie tombait.
— Comment ça se
fait que ça a pas été couvert? demanda-t-elle.
— On a mis une
toile dessus, répondit Richard, mais elle a pas tenu.
Il fallut tout de
même près de deux heures pour tout transporter à l'intérieur du nouvel
appartement qu'allaient occuper les Brûlé, coin Rouen et Parthenais. Les
parents venus les aider ne se contentèrent pas de transporter toutes leurs
affaires à l'intérieur, ils prirent le temps de placer correctement les meubles
et participèrent à vider une cinquantaine de boîtes d'effets personnels. À onze
heures trente, tout était terminé.
— Vous bougez pas
d'ici avant que je revienne, ordonna Armand. Pauline a commandé quelque chose
au restaurant.
Je vais le
chercher.
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