La fuite du temps

mauvais de la grosse femme apparemment prête à en venir
aux mains, les jeunes jugèrent plus prudent de s'esquiver et le cycliste se
garda bien de répliquer. Tout ce petit monde se retira un peu plus loin, hors
de sa vue, dans la rue Archambault, et Laurette reprit sa place, le visage
inondé de sueur.
     
    — Il y a même
plus moyen d'avoir la paix chez nous à cette heure, déclara-t-elle indignée à
sa voisine et à son mari qui s'étaient bien gardés d'intervenir.
     
    — Aujourd'hui,
les enfants sont de plus en plus mal élevés, fit remarquer l'éboueur. De notre
temps, on n'aurait
    pas fait un
dixième de ce qu'ils font sans manger une bonne claque sur les oreilles.
     
    — C'est ben vrai,
approuva Laurette. Aujourd'hui, on les laisse faire leurs quatre volontés. Vous
allez voir ce que ça va faire plus tard, ces jeunes-là...
     
    L'obscurité tomba
sur le quartier un peu plus tôt à cause de l'épaisse couverture nuageuse, mais
elle n'apporta aucun rafraîchissement. De temps à autre, le ciel était traversé
par des éclairs et on entendait de lointains coups de
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    tonnerre qui
semblaient venir de l'ouest, là où se dressaient les superstructures
métalliques du pont Jacques-Cartier.
     
    — Ça va ben finir
par tomber un jour, dit Gérard en apparaissant à la porte un peu avant dix
heures. On a de la misère à respirer tellement c'est humide.
     
    — Et la Dominion
Oilcloth a jamais senti aussi mauvais, compléta sa femme pendant qu'il
s'assoyait sur le seuil.
     
    — Je sais pas ce
qu'on va faire pour dormir à soir, reprit Gérard tout en allumant une dernière
cigarette. En tout cas, Carole a l'air de s'être déjà endormie parce qu'il y a
plus de lumière dans sa chambre.
     
    — Jean-Louis
aussi, chuchota Laurette en jetant un regard vers la fenêtre de la chambre de
son fils. En plus, maudit verrat, comme si c'était pas assez de crever de
chaleur, les maringouins trouvent le moyen de venir nous picosser,
ajouta-t-elle en se flanquant une tape sur un bras, là où un moustique venait
de la piquer.
     
    — Il va ben
falloir finir par aller se coucher pareil, dit Gérard. Demain, il faut se lever.
     
    Un long silence
tomba entre les deux époux. Les Bélanger étaient rentrés depuis plusieurs
minutes. La rue Emmett, toujours éclairée par un seul lampadaire, était plongée
dans une semi-obscurité remplie de murmures, ponctuée de temps à autre par un
rire, une toux ou un éclat de voix. Les enfants étaient maintenant couchés et
seuls les adultes et les adolescents étaient regroupés sur les balcons ou
devant la porte de leur appartement, à la recherche du moindre souffle d'air
frais.
     
    Au moment où Gérard
s'apprêtait à se lever pour écraser son mégot sur le trottoir et se retirer à
l'intérieur de l'appartement, il aperçut du coin de l'oeil un piéton à la
démarche hésitante traverser lentement et en diagonale la rue Archambault en
face du dépanneur. Laurette le vit aussi.
     
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    — On dirait que
notre voisin est encore plein comme un cochon, chuchota-t-elle à son mari à la
vue de la démarche chaloupée de Vital Beaulieu. Il a encore dû aller boire une
partie de sa paye à la taverne, ajouta-t-elle, sur un ton désapprobateur.
     
    — Tasse un peu ta
chaise pour qu'il ait de la place pour passer, lui conseilla son mari.
     
    Sans grand
enthousiasme et sans se donner la peine de se lever, Laurette repoussa
légèrement sa chaise contre le mur de brique qui dégageait la chaleur
emmagasinée durant la journée. Vital Beaulieu parvint à traverser la rue et à
monter sur le trottoir inégal sans trébucher et, après un bref moment
d'hésitation, il se dirigea d'un pas chancelant vers la porte de son
appartement.
     
    — B'soir! dit-il
dans un hoquet en passant devant le couple installé devant la porte voisine.
     
    — Bonsoir,
répondit Gérard sans aucune chaleur.
     
    Le petit homme
sec n'eut pas à chercher sa clé pour ouvrir. Rose Beaulieu devait avoir guetté
son arrivée depuis un bon moment par la fenêtre de sa chambre, à l'étage. Du
haut de l'escalier intérieur, elle avait tiré sur la cordelette qui avait
déclenché l'ouverture automatique de la porte.
     
    — Il était temps
que tu te dé... décides à ouvrir, sa...
     
    sacrement! lui
cria l'homme d'une voix pâteuse, debout au pied de l'escalier. Ça fait dix
mi... minutes que j'attends.
     
    Les Morin
n'entendirent pas la réponse de la voisine parce que la porte s'était