La Gloire Et Les Périls
qui
n’était, à vrai dire, qu’esquissée, mais marquait cependant un grand progrès
puisqu’elle ne s’était pas aventurée la veille à la faire, ses jambes étant si
faibles. Elle était aussi moins pâle et paraissant mieux allante, se peut parce
qu’elle avait repris espoir en sa propre survie, se peut aussi parce que Madame
de Bazimont lui ayant baillé, outre sa grande amour maternelle, libre accès à
ses fards, un discret pimplochement lui redonnait à la fois des couleurs et une
nouvelle joie de vivre. J’avais placé Nicolas à table en face d’elle pour
qu’elle n’eût pas à tourner la tête à dextre ou à senestre pour l’envisager, un
battement de cils y suffisant. Ce qu’elle ne laissa pas de faire d’un bout à
l’autre de la repue. Je confesse que j’aime à la folie ces petites mines
féminines où la pudeur se mêle à la séduction.
Nous avions à peine attaqué ce potage que survint Fogacer
que j’avais invité aux matines en lui dépêchant un des Suisses de Hörner, afin
qu’assis à côté de Mademoiselle de Foliange il l’étudiât à loisir en médecin,
lui parlant et la faisant parler, s’il le jugeait nécessaire. Il n’y manqua pas
et alors que la veille Mademoiselle de Foliange avait à peine pipé mot, cette
fois, elle parla longuement d’une voix douce que nous écoutâmes dans un profond
silence, de prime avec curiosité, mais bientôt avec un émeuvement qui croissait
au fur et à mesure qu’elle nous contait l’expérience qu’elle avait faite de sa
terrible épreuve.
— Autant, dit-elle, est plaisante la sensation de la
faim quand on sait qu’un repas vous attend, autant elle est humiliation et
torture quand on sait qu’on ne pourra pas la satisfaire.
— Et pourquoi vous a-t-elle paru si humiliante ?
demanda Fogacer.
— Parce que du matin au soir, on ne peut penser ni
rêver à rien d’autre que manger. Le croiriez-vous, tout le jour et souvent la
nuit, quand le creux vertigineux de votre estomac vous réveille, on se met,
qu’on le veuille ou non, à faire des revues et des dénombrements de tout ce
qu’on a mangé de meilleur dans la vie, depuis le bon lait chaud et les tartines
de confiture de l’enfance jusqu’au merveilleux rôt qui croustillait si délicieusement
sous la dent avant que les portes de La Rochelle se fussent closes sur nous.
C’est là une hantise odieuse qui, à mesure que le corps s’affaiblit et que les
membres deviennent lourds, tout mouvement un peu vif faisant battre le cœur,
vous dépossède aussi du gouvernement de votre âme, au point de vous rabaisser
au rang d’un pauvre chien perdu qui fouille du nez dans l’ordure pour pouvoir
subsister. À cela s’ajoute l’angoisse de mourir, laquelle ne peut que croître
au fur et à mesure que les forces déclinent.
Mademoiselle de Foliange était proche des larmes tandis
qu’elle revivait ces tortures en les racontant. Elle réussit pourtant à les
refouler, tant elle craignait de gâter son pimplochement, et avec lui, le
renouveau de sa vie.
Pour moi, j’eus beaucoup de mal à m’ensommeiller ce soir-là,
me ramentevant les aigres et longuissimes jours que j’avais passés dans la
citadelle de Saint-Martin dans l’île de Ré, tandis que nous étions, par l’armée
de Buckingham, assiégés. Non que Nicolas, mes Suisses et moi souffrîmes des
extrémités que Mademoiselle de Foliange avait si bien décrites. Si notre
rationnement fut sévère assez pour nous faire perdre quelques livres de chair,
notre faim n’était pas telle qu’elle pût nous donner à craindre une issue
fatale. Je m’apensai aussi que, si la disette à La Rochelle pouvait atteindre
une grande famille au point de la contraindre à sacrifier ses chevaux de
carrosse pour pouvoir se nourrir, quel devait être le sort des gens pauvres, ou
même des gens point assez riches pour acheter les denrées en très petit nombre
qui étaient encore à vendre et qui atteignaient, selon nos rediseurs, des
prix désespérants ?
*
* *
Le lendemain de cette soirée où Mademoiselle de Foliange
nous avait tant émus en nous contant les pâtiments des affamés, je me rendis
avec mon Nicolas à Pont de Pierre pour y visiter, comme chaque matin, le
cardinal. Je ne l’y trouvai point. Il n’était pas encore revenu de la digue
qu’il inspectait, comme on sait, chaque matin, n’y ayant rien de tel que la
présence du maître d’ouvrage pour stimuler les ouvriers.
En son absence,
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