La grande déesse
parce qu’elle était le soleil qui réchauffait de son énergie, de sa chaleur et de son amour les êtres qui erraient sur la terre à la recherche de la lumière. Le jeune enfant, plongé dans l’obscurité, a peur des fantômes qui rôdent dans la nuit et il réclame sans cesse la présence de sa mère, la rassurante, la toute-puissante. Il était donc parfaitement normal de présenter aux nouveaux chrétiens cette image sereine et accueillante d’une mère qui, pour n’être point une déesse, n’en était pas moins la Mère de Dieu. D’ailleurs, il le fallait, car les premiers zélateurs du christianisme, tant en Europe que sur les rivages asiatiques, n’éprouvaient nulle gêne à sortir d’une église où ils avaient entendu la messe pour aller s’engouffrer dans un temple dédié à une quelconque déesse. Cela ne leur semblait pas contradictoire, et les témoignages abondent à propos de ce syncrétisme pratiqué au cours des premiers siècles de notre ère.
Il était en effet difficile, sinon insurmontable, quoi qu’en dise l’hagiographie habituelle, d’anéantir les « faux dieux » sans en recueillir l’héritage. Polyeucte, tel que Corneille l’a dépeint dans sa tragédie – par ailleurs modèle du mauvais goût baroque du siècle classique –, est le type le plus parfait du néophyte intolérant, fanatique et iconoclaste, ayant la prétention de faire basculer d’un seul coup l’ancien monde dans une spiritualité dépouillé de tout attache avec le passé. Les situations réelles ne sont jamais si dichotomiques. Les Pères de l’Église n’avaient pas atteint le degré d’imbécillité que Corneille prête à Polyeucte, « martyr chrétien », bien au contraire, ils s’ingéniaient à greffer sur la spiritualité antique la nouvelle donne idéologique répandue par les Épîtres de saint Paul et les Évangiles attribués aux disciples de Jésus. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils l’ont fait avec génie, tenant compte des réalités profondes de l’esprit humain et lui fournissant ce qu’il attendait depuis si longtemps. L’esprit humain attendait une nouvelle définition de la Déesse des Commencements. Les Pères de l’Église, quelles que soient leurs divergences, très nombreuses dans les détails, ont largement répondu à cette attente si profondément ancrée au fond des âmes.
Il était en effet impossible de gommer l’image de la Grande Déesse aux multiples noms, cristallisée à cette époque sous les deux appellations principales d’Isis et de Cybèle ; cette dernière était associée officiellement au Mithra iranien dans le cadre de la religion dite métroaque, religion adoptée par les empereurs romains qui en étaient les premiers bénéficiaires du fait de leur assimilation au jeune dieu sans cesse mourant et renaissant, fils de la Grande Déesse, mère de tous les dieux. Le culte de Cybèle s’était répandu dans tout l’empire et, aux 1 er et II e siècles de notre ère, il faillit détrôner le christianisme par l’engouement qu’il suscitait. Il avait quelque chose d’envoûtant en ce qu’il plongeait au plus profond des croyances spiritualistes qui se répandaient autour de la Méditerranée et rejoignaient la mystérieuse théologie des peuples dits barbares, lesquels honoraient depuis toujours une divinité féminine solaire dispensatrice de toute vie.
Cette divinité risquait d’être fort encombrante dans le cadre de la théologie chrétienne, d’autant plus que son image était largement présente dans toutes les régions où s’exerçait la prédication évangélique. On sait que les juifs, comme plus tard les musulmans, refusaient de représenter Dieu sous une forme humaine, rejoignant en cela les anciens Celtes qui ne comprenaient pas qu’on pût figurer le parfait sous une forme imparfaite, l’infini sous une forme finie. De fait, dans les premiers temps du christianisme, la seule image qui fût tolérée était celle du poisson, signe de reconnaissance plus que représentation, et surtout pur symbole bâti sur le nom grec du poisson, ichtus , dans lequel on voyait les initiales de Iêsus Christos Theou Uios Sôtêr , c’est-à-dire « Jésus-Christ, fils de Dieu, sauveur ». Et cette interprétation n’était aucunement contradictoire avec le sens ésotérique du poisson en tant que créature de l’origine, donc pouvant signifier « dieu créateur ». C’est seulement vers le IV e siècle que, ne
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