La grande guerre chimique : 1914-1918
nuées dérivantes
étaient contenus à l’état liquide dans des cylindres métalliques ; leur
point d’ébullition devait être suffisamment bas pour qu’au sortir de la
bouteille, la vaporisation fût obtenue sans difficulté. Le chlore, qui bout à – 33 °C,
donnait à cet égard toute satisfaction. D’autre part, les gaz employés devaient
être relativement denses pour pouvoir demeurer au ras du sol et envahir les
tranchées et les moindres recoins des positions ennemies. Le chlore, deux fois
et demie plus lourd que l’air, convenait, là encore, parfaitement. Il importait
que les cylindres utilisés résistassent à la tension de la vapeur du chlore aux
températures atmosphériques les plus élevées. La bouteille était conçue de
façon tout à fait comparable à un siphon d’eau de Seltz. Elle était traversée
dans le sens de la longueur d’un tube plongeur fermé à son extrémité supérieure
par un robinet à pointeau puis remplie de chlore liquide. Lorsque l’on ouvrait
le robinet, établissant ainsi la communication avec l’air extérieur, la
pression qui régnait dans la bouteille, notablement supérieure à la pression
atmosphérique, expulsait le chlore liquide, qui se vaporisait instantanément à
la température ambiante. Les nuées dérivantes étaient bien entendu soumises à
de nombreuses servitudes météorologiques. Tout d’abord, et c’était là l’essentiel,
à celles du vent : il devait, durant l’attaque, conserver la direction
voulue et, ensuite, avoir une vitesse comprise entre 2 et 5 m par seconde ;
au-dessous, la progression du nuage n’était pas assurée et des retours étaient
à craindre ; au-dessus, la dislocation de la vague, avant qu’elle n’atteigne
son objectif, était à redouter. La chaleur excessive, le froid intense et la
pluie étaient défavorables. À ces contingences météorologiques venaient s’ajouter
des difficultés logistiques. En effet, il fallait compter, pour mener une telle
opération, acheminer entre 150 et 200 t de matériels par kilomètre de
front. On imagine l’ampleur de la tâche à accomplir, et cela à quelques mètres
des premières lignes ennemies. Pour ces raisons, ces installations étaient
réalisées pendant la nuit, au terme d’un labeur exténuant qui expliquait
largement la faible popularité de ces émissions auprès de la troupe.
Les Gaspioniere et les vagues gazeuses dérivantes
Au moment de l’attaque du 22 avril 1915 sur le
saillant d’Ypres, l’état-major allemand préparait déjà une opération semblable
sur le front oriental. Les échos de l’utilisation de ces cylindres pressurisés
de chlore à Langemarck ne tardèrent pas à parvenir à la connaissance des
officiers supérieurs qui combattaient sur le front russe. Ainsi, Ludendorff,
alors en poste sur le front oriental, note dans ses mémoires : « Nous
recevions des quantités supplémentaires de gaz, et pensions pouvoir en retirer
d’énormes résultats tactiques dans la mesure où les forces russes n’y étaient
absolument pas préparées. » [351] De plus, les experts chimistes allemands avaient apporté quelques améliorations
au mélange gazeux en y ajoutant environ 5 % d’oxychlorure de carbone ou
phosgène, ce qui avait pour effet de rendre les vapeurs largement plus nocives [352] .
En effet, le phosgène, sur lequel les recherches allemandes s’étaient arrêtées
dès l’été 1914, présentait l’avantage d’être considérablement plus toxique
que le chlore pur [353] ,
mais aussi d’être inodore et incolore. Les chimistes allemands, pressentant une
réplique alliée, étaient parfaitement conscients du fait qu’il leur fallait
impérativement conserver la suprématie dans le domaine de la guerre chimique. Pour
ce faire, il convenait d’innover avec un agent plus nocif qui offrirait de
nouvelles perspectives tactiques. Les scientifiques germaniques proposèrent
donc d’ajouter une quantité importante d’oxychlorure de carbone au chlore.
Selon Ulrich Trumpener, le P r Haber avait proposé cette
modification dès le mois de janvier 1915 mais il semble que l’OHL fut
effrayé par les effets d’un toxique aussi puissant. Aussi l’attaque d’Ypres
fut-elle effectuée avec des cylindres ne contenant que du chlore. Les
réticences de l’état-major disparurent rapidement, puisqu’un mois plus tard, l’attaque
chimique sur le front oriental se déroula à l’aide de chlore additionné de
phosgène. Nous le
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