La grande guerre chimique : 1914-1918
5 km, le vent de nord-est de 3,5 m par seconde poussa rapidement
le nuage toxique vers les lignes britanniques. Cette date marque, elle aussi,
un tournant dans le développement de la guerre chimique. En effet, pour la
première fois, grâce aux moyens de protection mis en œuvre, les victimes d’une
attaque chimique avaient conservé un relatif sang froid. Comme en témoigna plus
tard le major Auld, présent lors de l’attaque : « Il n’y eut aucune
panique. Les hommes revêtirent leurs masques immédiatement et reprirent leurs
positions sur les parapets. » [367] L’arme chimique, après avoir constitué une surprise, entrait en quelque sorte
dans les mœurs de la guerre. Si les victimes furent peu nombreuses en première
ligne, les positions suivantes, surprises par la vitesse de progression du
nuage, subirent des pertes importantes. Des victimes furent relevées jusqu’à 6 km
en arrière des lignes britanniques. Il n’y eut toutefois que 1 069 gazés
dont 116 succombèrent [368] ,
chiffre étonnamment peu élevé compte tenu du toxique utilisé. Le phosgène était
en effet un gaz particulièrement pernicieux [369] :
« L’apparition du phosgène accentua encore la
crainte des gaz. Dans un premier temps, un soldat qui avait inhalé une dose
mortelle ne sentait rien si ce n’est une légère irritation des yeux et de la
gorge qui disparaissait rapidement. Pendant un à deux jours, il pouvait même
éprouver un certain sentiment d’euphorie. Au cours de cette période, ses
poumons se remplissaient progressivement de fluide. La mort arrivait alors
subitement. Le moindre effort physique, comme le fait de se retourner dans son
ht, provoquait une accélération des mouvements respiratoires (jusqu’à 80 par
minute) et du rythme cardiaque (jusqu’à 120 pulsations par minute). Les
rapports médicaux décrivaient les expectorations abondantes d’un liquide
transparent mêlé de sang qui s’écoulait de manière ininterrompue de la bouche
du malade jusqu’à ce que ce dernier perde la force de l’expulser. Dans les cas
exceptionnels, certains patients pouvaient rejeter jusqu’à deux litres de ce
liquide toutes les heures. L’agonie pouvait se prolonger pendant 48 heures. » [370]
La fin de l’année 1915 fut le moment pour l’ensemble des
belligérants, du moins pour ceux qui disposaient d’une capacité chimique, de
dresser un bilan tactique de l’utilisation militaire de cette nouvelle arme. Au
sein des états-majors, les stratèges s’employaient à répondre aux
interrogations opérationnelles soulevées par l’apparition des nappes toxiques
dérivantes. Une nuée devait-elle précéder une large offensive ou au contraire
une attaque limitée contre une position convoitée ? Le but ultime de ces
attaques était-il d’obtenir la percée ou uniquement de harceler et d’épuiser l’ennemi
en lui infligeant le maximum de pertes ? Dans chaque pays des officiers
supérieurs, dont certains parmi les plus prestigieux, allaient jusqu’à dénier
toute utilité aux attaques chimiques, affirmant qu’elles étaient d’un rapport
efficacité/contraintes peu convaincant. Ces polémiques, souvent vives,
permirent cependant aux partisans des nuées dérivantes, néanmoins conscients
des limites opérationnelles de cette technique, de proposer des alternatives
(notamment le développement de l’artillerie chimique). À leurs yeux, l’obus
chimique réunissait tous les avantages de l’utilisation militaire des gaz sans
présenter les défauts des nappes. On pourra le constater, la vigueur et l’impact
de ces arguments furent variables suivant la nationalité des états-majors. Ces
débats étaient stimulés par les progrès remarquables obtenus dans le domaine de
la défense chimique. Dans cette optique, la plupart des belligérants,
confusément au début de l’hiver 1915-1916 et plus nettement dans les
premiers mois de 1916, pressentaient que les vagues dérivantes ne pourraient
plus conserver très longtemps leur intérêt militaire.
À l’OHL, un groupe d’officiers conduit par le major Max
Bauer se montrait particulièrement enthousiaste à l’égard du potentiel
militaire offert par les gaz. Ces hommes se heurtèrent cependant aux réserves
du chef d’état-major Erich von Falkenhayn. À l’initiative de Max Bauer et
de son assistant Hermann Geyer, Falkenhayn décida cependant de diffuser une
circulaire relative à l’emploi des nuées dérivantes. Daté du
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