La guerre de l'opium
s’y intéresse autrement qu’en le bourrant d’opium !
— Je ne pensais pas que ce maudit pasteur t’aurait convertie aussi vite à ses lubies…
— Le révérend Roberts ne fait rien d’autre que de mettre sa foi en pratique. Et si tu veux tout savoir, je compte m’y employer également !
— Tu n’es qu’une idéaliste, ma pauvre Barbara…
— Rentre à Londres si tu veux, moi, je reste ici avec les enfants ! Une tâche immense et très utile m’y attend !
C’était la première fois que Laura entendait sa mère s’adresser à son père sur un ton aussi dur… Même lorsque celui-ci rentrait du pub un peu trop tard et éméché, jamais sa femme ne s’était comportée avec lui de la sorte.
Jusqu’au petit matin, Barbara et Brandon Clearstone s’étaient invectivés, sans se douter que leur fille n’avait pas perdu une miette de leur déchirement.
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* *
Persuadée depuis ce tragique épisode qu’à la débâcle financière de son père n’allait pas tarder à s’ajouter l’éclatement de la cellule familiale, Laura n’était pas mécontente de quitter cette atmosphère devenue d’autant plus irrespirable que Joe était en proie à des crises de plus en plus violentes. Le matin même, il avait renversé son lit et obstinément refusé toute nourriture.
Dans un contexte familial aussi orageux, les cours de catéchisme du révérend Roberts, même s’ils étaient terriblement soporifiques et dénués d’intérêt, étaient devenus la bouffée d’oxygène de Laura, surtout depuis qu’elle avait été autorisée à s’y rendre seule.
Pour se rendre chez le missionnaire américain, il lui fallait traverser le fleuve, ce qui la faisait passer devant les élégants bâtiments de style européen construits par les grandes compagnies de commerce occidentales dont les drapeaux aux couleurs de leurs pays d’origine flottaient sur les façades. Entre ces luxueux sièges sociaux et la Rivière des Perles, les quais empierrés, sur lesquels étaient entreposées, à l’abri de barrières de bois, les caisses d’opium et les marchandises débarquées des bateaux, étalaient au soleil leur blancheur immaculée. Laura connaissait suffisamment les commis armés jusqu’aux dents qui empêchaient quiconque de s’en approcher pour qu’ils la laissent traverser tout droit, alors que les Chinois étaient priés de faire un long détour pour se rendre à l’embarcadère d’où partaient les bateaux qui faisaient le va-et-vient entre les deux rives.
Là, c’était déjà un autre monde, fort éloigné de l’ordre et de la propreté qui régnaient devant les entrepôts des compagnies européennes. Au milieu des immondices, des cages à animaux et des baluchons crasseux entassés à même le sol, ce n’était que cris et vitupérations. Pour se rendre au grand marché, situé sur l’autre berge du fleuve, chacun, vieux ou jeune, jouait furieusement des coudes en tentant de monter à bord des chaloupes pleines à craquer moyennant paiement d’une minuscule piécette de cuivre. Histoire de faire réfléchir les criminels en puissance, les autorités avaient installé dans ce lieu stratégique où passaient chaque jour des milliers de gens une série de cages de la taille d’un homme d’où ne dépassait que la tête des suppliciés ; leur cou était emprisonné dans un trou étroit, de sorte qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de se tenir sur la pointe des pieds le plus longtemps possible, faute de quoi, ils succombaient par pendaison après que leur corps se fut progressivement disloqué. C’était là un horrible châtiment où la victime luttait désespérément pour éviter le premier craquement de la vertèbre cervicale qui préludait à sa mort par étouffement dans d’atroces souffrances.
Ces visions abominables avaient commencé par révulser Laura. Puis elle avait fini par comprendre que la seule façon de les apprivoiser était encore de faire comme si elles n’existaient pas.
Le pasteur presbytérien habitait à l’entrée du quartier du Panier Jaune, une zone récemment urbanisée située juste derrière celle des commerçants en viandes où l’odeur de charogne et de boyaux vous prenait à la gorge. C’était un véritable parcours du combattant qui attendait alors la jeune Anglaise. Il lui fallait enjamber des rigoles rougies par le sang des animaux à poils, à écailles et à plumes que les marchands vendaient toujours
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