La guerre de l'opium

lorsqu’elle reconnut le garçon qui lui avait offert la fleur de lotus au consulat. Son sourire énigmatique, ainsi que le contraste entre ses dents aux formes parfaites d’une blancheur extrême et la très légère matité de son visage aux traits réguliers, lui parurent aussi irrésistibles que la première fois.
    —  Bonjour, Laura Clearstone   ! Comment allez-vous depuis l’autre jour   ?
    C’était un comble. Ce jeune Chinois parlait parfaitement anglais   !
    —  Si j’avais su que vous parliez anglais, je vous aurais remercié   ! bafouilla-t-elle.
    —  Ce n’était pas le lieu… Et puis cet horrible chef jardinier ne m’en aurait pas donné le temps… Je ne voulais surtout pas faire de scandale ; je n’avais pas averti le révérend père Roberts que j’étais là. En fait, je m’y étais rendu en cachette   ! expliqua La Pierre de Lune en riant.
    —  Merci pour la fleur de lotus… Elle est vraiment très belle.
    —  Vous êtes gentille…
    —  Et vous, vous êtes calligraphe   ? articula Laura qui ne pouvait s’empêcher de rougir et ne voulait à aucun prix lui montrer son trouble.
    —  Simplement fils de calligraphe. Mon père, Bouquet de Poils Céleste, connaissait par cœur plus des trois quarts du dictionnaire Kangxi AK   !
    —  La Pierre de Lune a tout d’un excellent calligraphe   ! Dis un peu à Laura Clearstone combien d’idéogrammes tu es capable d’écrire… ajouta le baptiste dont l’admiration n’était pas feinte.
    —  Environ cinq mille…
    Devant l’absence de réaction de Laura, de plus en plus écarlate, le pasteur poursuivit :
    —  C’est énorme, Laura. Tu ne te rends pas compte   !
    —  Mais si, monsieur Roberts…
    —  Il faut savoir qu’un lettré mandarin de première catégorie est censé en posséder six mille. Et La Pierre de Lune n’a pas seize ans   ! Pas vrai, La Pierre de Lune   ?
    —  J’ai quinze ans depuis six mois… confirma l’intéressé en souriant.
    Lorsque La Pierre de Lune souriait, son visage s’illuminait.
    —  Et moi bientôt quatorze… Nous sommes donc presque du même âge… souffla Laura, la gorge nouée par l’émotion.
    —  Regardez-moi ça   ! Je suis archinul en calligraphie   ! poursuivit Roberts en désignant les quatre caractères dégoulinants d’encre dont il était l’auteur.
    —  Mais non, mon révérend   ! Je trouve au contraire que vous avez fait beaucoup de progrès…
    —  Tu es indulgent, La Pierre de Lune   ! Beaucoup trop indulgent même   ! Mon poignet glisse, ma main ne maîtrise pas assez le pinceau.
    Le ton était sincère et le révérend avait quelques raisons de ne pas être content de lui. Désireux d’enseigner l’Evangile aux Chinois dans leur langue, le pasteur américain ne ménageait pas sa peine pour améliorer son niveau linguistique. Trois fois par semaine, il suivait des cours de cantonais auprès d’un collègue baptiste hollandais et était capable de soutenir une conversation courante. Mais alors qu’il commençait à se débrouiller correctement sur le plan oral, il était encore un piètre calligraphe. Il est vrai que le chinois ne s’écrit pas facilement. C’est ainsi que toutes les semaines, La Pierre de Lune venait l’aider à faire ses exercices de calligraphie.
    —  … mais Laura n’est pas venue ici pour entendre mes jérémiades   ! ajouta-t-il. Aujourd’hui, nous avons prévu elle et moi d’étudier le Lévitique, n’est-ce pas, ma chère Laura   ?
    Dès qu’il s’agissait de la Bible, les bras immenses de Roberts battaient l’air avec ampleur comme s’il prêchait à une immense foule.
    —  Je suis à votre disposition, révérend Roberts. J’ai lu les pages du Lévitique que vous avez prévu d’aborder, répondit docilement l’intéressée.
    Deux heures plus tard, après une séance de catéchèse à laquelle La Pierre de Lune avait assisté de bout en bout, l’air plutôt amusé, tandis que la jeune Laura avait le plus grand mal à se concentrer, Barbara Clearstone apparut à son tour, suivie de Wang le Chanceux sans lequel la mère de Laura eût été incapable de se diriger dans les mes de Canton.
    Barbara Clearstone arborait une belle robe bleu outre-mer ornée d’iris jaunes. C’était toujours habillée de façon élégante qu’elle se rendait au presbytère en prenant pour prétexte de venir chercher sa fille après son cours de catéchisme. Au départ quelque peu surpris par cette