La guerre de l'opium
savait même pas ! Nash, en proie aux plus grands tourments, ne cessait de broyer du noir.
Du coup, il était devenu plus humain avec ses collaborateurs de Jardine & Matheson. Il était moins rapace et plus soucieux d’autrui que des chiffres comptables. L’argent et la réussite professionnelle, qui avaient été sa façon de compenser l’impossibilité de faire sa vie avec Barbara, le motivaient de moins en moins. Il ne rêvait plus à ses bonus ni aux placements mirobolants qu’il comptait en faire.
Il n’avait désormais qu’une idée en tête : contacter Barbara, mais, à chaque fois qu’il décidait de lui écrire, le courage lui manquait. D’ailleurs, il ne connaissait même pas son adresse. Retrouver un pasteur baptiste du nom de Roberts dans une ville aussi vaste et désorganisée que l’était Canton lui paraissait impossible, à moins de s’y rendre lui-même.
Mais Nash Stocklett n’en avait pas encore trouvé la force. Malgré le peu d’intérêt qu’il éprouvait désormais pour son travail, envisager une vie hors de Jardine & Matheson lui était impossible.
Pour l’amant de Barbara, le départ de John Bowles pour Canton tombait à point nommé car il ne doutait pas que, grâce à son astuce et à son dynamisme, le jeune dessinateur-reporter aurait tôt fait de retrouver la trace de la femme qu’il aimait.
A présent, Dady avait pris en otage les cuisses de John Bowles et ronronnait si fort qu’elle finissait par troubler le silence qui s’était à présent installé entre les deux hommes.
Le dessinateur, réveillé par ses propres ronflements, se leva enfin.
— Il est temps d’aller dormir. Demain, je dois prendre une diligence pour Ascott. Crime de sang.
— Ah bon ?
Stocklett lui aussi émergeait lentement de l’état second dans lequel l’alcool l’avait fait sombrer.
— Rien de bien excitant ! Un ancien bagnard a assassiné un notaire. S’il l’avait au moins dépecé en morceaux… Même si les macchabées, c’est pas trop mon truc… Je dois aller faire le dessin qui paraîtra dans le journal de la semaine prochaine.
— Je vois… fit Nash d’une voix lasse.
— Vous avez l’air soucieux, Nash ? Je vous promets de tout faire pour retrouver Barbara Clearstone.
Le chef comptable, qui avait du mal à retenir ses larmes, se força à sourire.
— Je sais et vous m’en voyez ravi. Vous êtes jeune et débrouillard. Il ne me reste plus qu’à écrire à Barbara la lettre que je vous confierai avant votre départ.
Une fois la porte refermée, il se précipita vers la bouteille de brandy, s’en versa une ultime longue rasade puis s’affala dans un fauteuil, la poitrine prise dans un étau. Il dégrafa son col de chemise et desserra sa ceinture. Dans sa tête, les images de Barbara bondissaient et s’entrechoquaient, tantôt souriantes, tantôt d’une infinie tristesse, dans les bois lors de leurs premiers baisers, chez le fleuriste de Londres, sur le lit où il lui faisait l’amour, elle était toujours aussi attachante, aussi séduisante. Elle lui était indispensable.
Il en était encore amoureux fou.
Mais l’arrivée de Bowles dans le jeu était un signe du destin. Bowles allait l’aider à renouer ce fil qu’il eût été incapable de renouer tout seul.
Lorsqu’il se jeta sur son lit, au bord du coma éthylique, sa décision était prise : dès qu’il aurait de ses nouvelles, grâce à John Bowles, il irait, tel Orphée à la recherche d’Eurydice, chercher Barbara là où elle se trouverait, fût-ce en enfer.
En l’espèce elle était à l’autre bout du monde… en Chine.
C’est là qu’il partirait à son tour pour essayer de remonter le temps… pour vivre enfin la vie qu’il n’avait pu vivre jusque-là, avec la femme qu’il aimait.
Persuadé que l’espoir était à nouveau à portée de main, il sombra enfin dans l’inconscience.
14
Canton, 15 mars 1847
— C’est là, juste après cette porte ! s’écria La Pierre de Lune en désignant à Laura l’imposante ouverture qui béait dans un lugubre mur de briques grises, de l’autre côté de la cour étrangement désertée.
Après en avoir franchi le seuil, entre ses deux pilastres torsadés, ornés de dragons emmêlés dont la gueule grande ouverte crachait des flammes, Laura Clearstone glissa sa main dans celle de La Pierre de Lune et la serra très fort. Son nouvel ami lui avait proposé de visiter la pagode de
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