La guerre de l'opium

l’Illumination, cet immense temple construit au milieu d’un parc où poussait une forêt de bambous centenaires et où défilaient chaque jour des milliers de fidèles venus supplier le Bienheureux de leur porter chance ou de leur accorder une guérison.
    Dans l’inquiétante semi-pénombre de la salle à peine éclairée par la lumière frémissante de quelques torches, l’horrible spectacle était encore plus terrifiant que la description que lui en avait faite son nouvel ami quand il lui avait proposé d’un air malicieux de lui faire visiter un « enfer bouddhique   ».
    Sur les parois latérales éclaboussées de lueurs incandescentes s’étalait une sarabande infernale : ici, des corps purulents et désarticulés étaient à moitié dévorés par des serpents entortillés dont les crochets à venin étaient prêts à s’enfoncer dans les chairs putrides des malheureux pécheurs voués à l’enfer   ; là, des femmes se laissaient caresser leurs seins nus par des bouches lubriques d’où jaillissaient des langues acérées ; un peu plus loin, des bonzes au crâne rasé se faisaient découper les bras et les jambes par un démon cornu.
    —  Comment des moines peuvent-ils se retrouver en enfer   ? fit Laura en frissonnant.
    —  Ils ont succombé au péché de chair. Du coup, ils sont condamnés à renaître sans bras ni jambes, sous la forme de serpents…
    —  Je les plains… murmura-t-elle en fixant l’immense bas-relief qui recouvrait le mur du fond de la salle où un dieu noir famélique et grimaçant, juché sur une estrade d’ossements humains, dansait au milieu d’un cercle de feu face à une déesse obèse aux yeux exorbités qui s’empiffrait de bras et de jambes comme un enfant de gâteaux secs.
    Cette chaotique sarabande de têtes coupées, de crânes scalpés, de corps dépecés, déchiquetés et écorchés, de guirlandes de pieds et de mains, d’écaillés de monstres anthropophages et autres bosses de gnomes était destinée à montrer aux dévots ce qu’ils risquaient à ne pas se conformer aux règles édictées par le Bienheureux Bouddha.
    On comprendra pourquoi le temple de l’Illumination était surtout célèbre pour cette immense salle.
    —  L’enfer des bouddhistes est encore pire que celui des chrétiens… constata la jeune Anglaise dont le dégoût se lisait sur le visage.
    —  Cela vaut mieux pour moi   ! M. Roberts m’a dit que je risquais l’enfer si je n’apprenais pas par cœur la Bible qu’il m’a offerte…
    À en juger par son sourire en coin, le jeune calligraphe ne prenait pas très au sérieux les menaces du pasteur baptiste.
    —  Il a osé exercer sur toi ce genre de chantage   ? s’écria Laura, indignée.
    —  Pas que sur moi… Après leur avoir donné un bol de riz, M. Roberts dit la même chose aux gens affamés pour les inciter à apprendre le catéchisme   !
    —  Ne trouves-tu pas ça choquant   ? murmura Laura.
    C’est alors que son regard fut attiré par une femme nue enchaînée à un homme qui s’apprêtait à la fouetter. Cette scène de soumission toute lancéolée de lueurs pâles lui fit penser à sa mère, à son excessive dévotion envers Roberts, à son souhait de prêter main-forte au pasteur baptiste dont les méthodes musclées d’évangélisation étaient somme toute fort peu éloignées du fouet…
    Elle détourna les yeux, pour chasser cette pensée importune.
    —  Chacun son métier   ! M. Roberts se proclame « soldat de la foi   »… Comme tout bon militaire, il n’hésite pas à user de la force lorsque c’est nécessaire. Roberts utilise l’enfer pour arriver à ses fins, tout comme ces sculptures sont là pour inciter les bouddhistes à rester dans le droit chemin et à ne pas enfreindre les Cinq Défenses…
    Dans la salle, la température était sensiblement inférieure à celle qui régnait à l’extérieur. Elle se blottit doucement contre son épaule et fut aussitôt irriguée de la tête aux pieds par une tiédeur réconfortante, douce, relaxante, qui atténuait le sentiment de glaciation qu’elle avait ressenti à la vue de ces scènes dignes d’un Jugement dernier.
    —  Roberts t’a donné envie de te convertir   ?
    —  Pour l’instant je n’en sais rien, je ne me suis pas posé la question. Selon toi, chrétienne, devrais-je le faire   ?
    Elle commença par éluder. Et puis, au bout d’un instant, elle se lança.
    —  Moi, c’est Dieu que je n’arrive pas à