La guerre de l'opium
fébrilité avec laquelle Barbara Clearstone lui avait posé sa question.
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Lorsque Jack Niggles fit son entrée dans le grand salon, Charles Elliott se précipita, prit l’intéressé par les épaules, y exerça la pression nécessaire pour lui signifier le degré d’importance et de considération qu’il lui accordait et, après en avoir vérifié les effets, lui serra les mains avec effusion.
Dire que Niggles faisait partie des invités de marque du consul Elliott était un euphémisme.
Plus que le directeur de la filiale chinoise de Jardine & Matheson, il en était, en quelque sorte, l’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire. À Canton, Jack Niggles était considéré comme un personnage au moins aussi important que le consul de Grande-Bretagne.
Arrivé dans l’Empiré du Milieu cinq ans plus tôt, Niggles parlait parfaitement le chinois qu’il avait appris à l’université de Londres. Constamment entre Shanghai - où se trouvait le siège de la filiale -, Hongkong et Canton, cet homme aux cheveux roux et aux doigts chargés de bagues, vif, replet et bedonnant mais toujours habillé avec élégance, gérait avec maestria les intérêts de la firme fondée vingt-cinq ans plus tôt par les deux aventuriers écossais. Compte tenu de l’énorme masse des affaires qu’il brassait du matin au soir, c’était à juste titre que mille et un pouvoirs étaient prêtés à Niggles, qui passait notamment pour le seul Européen capable de négocier d’égal à égal avec les puissants Co-hong de Canton et de Shanghai.
— Mon cher Elliott ! J’arrive à l’instant de Shanghai… Excusez mon retard mais les jours de départ du bateau pour Hongkong, j’ai toujours des choses à faire à la dernière minute ! Si vous saviez ce que Londres demande à présent comme paperasse…
— Rassurez-vous ! Moi, c’est pareil, mon cher ! Le Département exige que je lui envoie un rapport tous les mois.
— Chez nous, c’est surtout le nouveau chef comptable… un vrai bureaucrate ! Il m’abreuve de notes auxquelles il me somme de répondre par retour du courrier. Pff ! Ces gens-là n’imaginent pas le surcroît de travail qu’ils infligent aux hommes de terrain qui font tourner la boutique…
— Chez nous, on appelle ça des diplomates en chambre… Une race qui n’est pas près de s’éteindre, si vous voulez m’en croire !
— Si vous saviez ce que je regrette le temps où la compagnie qui m’emploie était moins grosse, moins bureaucratique, plus humaine, en somme, et bien plus efficace, soupira Niggles avant de s’emparer avec délicatesse de la coupe de Champagne tendue par le majordome indien.
Niggles, qui adorait l’invention du moine dom Pérignon, vit alors arriver, si l’on ose dire ventre à terre, l’énorme silhouette de Mme Elliott.
— Jack, je désespérais de vous voir ! J’espère qu’on vous a servi ce que vous aimez… Oui, je vois ! Comment vont les affaires ? Bien, n’est-ce pas ? lui lança la consulesse dont le ton snob et emprunté tranchait avec celui qu’elle avait employé jusque-là avec les autres invités.
Visiblement, elle avait appuyé sur la touche « obséquiosité charmeuse » du bouton à trier ses comportements en société.
— Oui ! Euh ! Excellent, le Champagne ! fit Niggles qui avait déjà vidé sa coupe, et auquel le majordome en avait instantanément présenté une autre.
Elliott, empourpré par l’excitation, n’attendit pas que son visiteur la vidât et, suivi par son épouse, entraîna Jack Niggles un peu à l’écart.
— Rosy a un petit service à vous demander, Jack… lâcha le consul à voix basse.
— Si je peux vous le rendre, ce sera avec plaisir, Mme Elliott.
— Il faut m’appeler Rosy ! gémit l’intéressée en se trémoussant du bassin, ce qui provoqua un aller et retour de sa poitrine imposante de la gauche vers la droite.
Dans le registre de l’« obséquiosité charmeuse », entre gémir et supplier la frontière est si infime qu’elle est imperceptible.
— Rosy !
Elle faillit crier de joie mais se contint. Ce n’eût pas été convenable - ni efficace, probablement - devant un visiteur aussi illustre.
— Pouvez-vous me suivre, Jack ?
— - Mais bien sûr, Mme Elliott !
Deux minutes plus tard, ce fut au tour de Niggles de retenir un cri, d’étonnement cette fois.
On ne pouvait plus mettre un
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