La guerre des rats(1999)
s’arrêta à la première, à la deuxième et à la cinquième des unités de la tranchée. À la première, elle pointa deux fois l’index vers le sol pour indiquer les endroits où elle avait récupéré les corps. Chaque fois qu’elle tendit le bras, elle murmura simplement « Ici ».
Il s’assit parmi les hommes pour les interroger sur les tireurs embusqués. Avaient-ils vu quoi que ce soit ? Qu’avaient-ils entendu ? Quel était le bruit qui les avait fait regarder ? Était-ce à chaque fois le même ?
Cela faisait plusieurs semaines que Nikki n’avait pas été en contact avec des fantassins. Son travail pour Ostarhild — parcourir le champ de bataille, dessiner des cartes, prendre des notes — l’avait tenu à l’écart des vrais combattants. La soixantaine d’hommes terrés dans cette tranchée avaient l’air de damnés. Beaucoup de ces visages hagards se cachaient sous une barbe. Il n’y avait aucune chaleur dans la tranchée ; les hommes se blottissaient l’un contre l’autre, mêlant leur peur et les nuages de leur haleine. Certains lui proposèrent de boire un coup à un flacon d’eau de Cologne. Mon Dieu, pensa Nikki, horrifié, qu’est-il arrivé à ces hommes ?
Il comprit qu’ils ne se battaient plus pour Stalingrad.
Dans le froid de novembre, ils ne luttaient pas seulement contre l’Armée rouge, mais aussi contre l’effroi et l’horreur qui hurlaient à leurs oreilles quand le soldat d’à côté s’écroulait sans prévenir. Leurs ennemis étaient des hommes, oui. Mais, à chaque seconde, ils livraient d’autres batailles, plus petites : ces satanés poux qui tourmentaient leur peau, la faim et la soif qui les dévoraient, le froid silence qui menaçait de se refermer sur eux jour et nuit.
Les yeux baissés, les mâchoires grinçantes lui firent prendre conscience que ces hommes avaient enfin entrevu leur sort : les canons, les fusils et les grenades ne pouvaient plus les libérer de Stalingrad. Cette ville était un tombeau sale et décrépit, sans remords ni pitié. Elle n ‘était plus un champ de bataille, mais une affliction. La dernière arme contre elle était l’espoir.
Glissant entre les mains tendues, Nikki entendait murmurer :
— Descends-le, ce fils de pute rouge…
— Regardez-le, les gars. Il sait ce qu’il fait…
— Il a été envoyé ici par les généraux…
— Un tueur de tireurs embusqués. Il les aura, ces salauds…
— Ils nous ont pas oubliés, les copains…
C’est pour ça que Thorvald est ici, comprit Nikki. Les généraux se sont rendu compte que l’espoir s’érodait parmi leurs hommes tandis que les Russes se forgeaient un héros avec leur Lièvre sibérien.
Il se fît une promesse : Nous aurons Zaïtsev.
Il oignit ce serment de la souffrance de ces soldats. Il s’engagea à se rappeler toujours les filets de sang séchés cachés sous les sept couvertures, dans la rue, et la bouffée écœurante d’eau de Cologne dans la tranchée.
Le caporal Mond trouva Thorvald près des cadavres. L’infirmière silencieuse s’éloigna sans un regard.
Nikki fit part au colonel de ce qu’il avait découvert. Il décrivit les positions dans la tranchée : une douzaine d’hommes et une mitrailleuse par peloton, un peloton derrière chaque wagon, à cinquante mètres de distance. Les hommes avaient entendu un bruit métallique dans les gravats. Chaque fois que l’un d’eux avait regardé, il avait été frappé par une balle.
Thorvald écouta, hocha la tête et dit, quand Nikki eut terminé :
— Des boîtes de conserve accrochées à une ficelle. Les Russes tirent dessus pour les faire bouger.
Il parlait comme s’il avait inventé lui-même le stratagème. Bien que Nikki l’eût percé à jour lui aussi, Thorvald avait une façon calme et posée de présenter les faits que le caporal trouvait rassurante.
— La première balle a été tirée sur l’unité 2 dit Mond, regardant les cadavres pour aiguillonner sa mémoire. La seconde sur la 5. Les trois dernières contre la 3, la 1 et la 4. Les rouges se planquent dans le coin et ils attendent.
— Que proposez-vous ?
— Je pense que nous devrions descendre dans la tranchée et nous placer entre les unités 2 et 3. C’est là qu’ils frapperont la prochaine fois, je crois. Quand nous entendrons un bruit de boîte de conserve, nous montrerons un casque au bout d’un bâton, ou quelque chose comme ça, pour faire sortir le Russe de sa cachette et l’abattre.
—
Weitere Kostenlose Bücher